Transposer des théories concernant un phénomène sanitaire à un autre n’est pas toujours légitime, toutefois certaines similitudes notables m’invitent à l’oser. Dans les deux cas, il s’agit d’un virus émergeant qui laisse les équipes médicales démunies, et tous deux provoquent d’importantes pertes humaines: dans le monde, 731.570 décès sont causés par la Covid-19 (au 10 août 2020) et 690.000 décès sont liés au sida (en 2019).
Faute de traitement ou de vaccin préexistants, seuls les “gestes barrières”, réalisables par les citoyens, peuvent prévenir les contaminations dans les premiers temps de l’épidémie. La population se retrouve alors responsable de l’évolution de celle-ci. Enfin, dans les deux cas, ces gestes préventifs paraissent simples à réaliser. Les adopter semble relever du “bon sens”, or nombre de personnes résistent.
Ne pas porter le masque/le préservatif, est souvent jugé “irresponsable” et interroge. Est-ce dû à une forme de naïveté? De “jemenfoutisme”? Les travaux sociologiques portant sur le sida que je vais présenter invitent à formuler des hypothèses susceptibles d’éclairer certains comportements intrigants ayant cours depuis l’apparition de la Covid-19. Ces hypothèses seront soumises à vérification lors de la recherche post-doctorale que je mène actuellement, après avoir exploré dans ma thèse la diversité des comportements sexuels et questionné les frontières de la sexualité.
Une autre forme de rationalité
D’après les recommandations du gouvernement, il faudrait idéalement porter un masque dès qu’une distance d’au moins un mètre ne peut être maintenue entre soi et des personnes qui ne font pas partie du foyer, qu’il s’agisse de proches ou d’inconnus. Cependant, ces prescriptions ne sont pas toujours respectées ou que partiellement: le masque n’est pas forcément porté de sorte à couvrir le nez et la bouche, parfois il est remplacé par un substitut. Dans certains cas, le masque n’est pas porté, bien que la situation soit théoriquement à risque.
Des comportements similaires concernant l’usage du préservatif ont été relevés par les socio-anthropologues Rommel Mendès-Leite et Pierre Olivier de Busscher. L’argumentaire à suivre se base sur les résultats de leur enquête, menée entre 1990 et 1994.
Pour eux, il n’est pas question de comportements irrationnels mais d’une “autre forme de rationalité”:
″[…] la majorité des individus connaissent la nécessité de la gestion des risques, sont convaincus de son importance et mettent en œuvre certaines pratiques préventives. Cependant, ils procèdent parfois à une réappropriation des “consignes” de prévention, en leur redonnant du sens dans une autre perspective, même si à leurs yeux, le but préventif reste le même.”
Autrement dit, il n’est pas question de désobéissance, mais d’une adaptation des règles sanitaires par les individus selon leur façon de se représenter les risques. Cette “manipulation symbolique” leur permet notamment de prendre quelques libertés vis-à-vis des recommandations sanitaires, tout en conservant le sentiment de se préserver des risques.
Quelques exemples de “protections imaginaires”
Mendès-Leite et Busscher évoquent l’exemple d’un individu qui va user d’un sac de supermarché, faute d’avoir un préservatif sur soi, et soulignent au passage le coût, parfois dissuasif, de l’outil de prévention.
Ce faisant, l’individu a le sentiment de respecter la règle: il met une protection sur son sexe lors d’une pénétration. De même, celui qui use d’un foulard pour couvrir sa bouche et son nez, peut avoir le sentiment d’être en règle car il contient ses projections.
En outre, ils expliquent que certains informateurs profitent d’un discours médical “ambigu”, sur l’importance du port du préservatif lors de la fellation, pour trancher selon leurs préférences personnelles. Ce qui n’est pas sans rappeler les débats publics sur l’efficacité du masque: sans conviction d’une réelle efficacité de l’outil, l’individu peut trancher en faveur de ce qui va l’arranger (souvent l’abandon).
Surtout, les socio-anthropologues soulignent que l’usage du préservatif va dépendre d’une évaluation du partenaire: en fonction de son apparence et de son style de vie, les personnes vont estimer les risques que celui-ci soit contaminé et décider de l’usage ou non du préservatif durant l’acte sexuel.
D’autres recherches ont d’ailleurs révélé que certains homosexuels sélectionnaient leurs partenaires sexuels selon le statut sérologique qu’ils présentaient (positif ou négatif au VIH). Souvent considéré par ses adeptes comme une façon raisonnée de limiter les risques de contaminations, l’efficacité du “serosorting” est toute relative.
Il est probable que les individus s’adonnent à des stratégies similaires concernant la Covid-19, et adaptent leurs pratiques préventives en fonction de certaines variables qu’ils estiment déterminantes: l’autre vient-il d’une région ou d’un pays où le virus circule beaucoup? Est-ce que son travail ou son mode de vie l’expose particulièrement au virus?
Cela pourrait expliquer pourquoi nous pouvons être tentés de porter un masque face à une personne travaillant dans le secteur médical, alors que nous ne prendrions pas tant de précautions avec d’autres. Cela permet également d’éclairer le comportement de ce couple montpelliérain qui a contraint leur locataire, infirmière de profession, à quitter l’immeuble par précaution.
Des gestes barrières coûteux sur le plan social
Notons qu’on ne place pas la même confiance entre les individus, selon qu’il s’agisse de proches ou d’étrangers. Cela peut également expliquer l’affaiblissement voire l’abandon de gestes barrières face aux personnes que nous aimons.
Jean‑Yves Le Talec, sociologue ayant travaillé sur le rejet du préservatif revendiqué par certains homosexuels (“bareback”), a d’ailleurs relevé que l’amour pouvait représenter une raison d’abandonner le préservatif alors qu’il est su que le partenaire est séropositif au VIH.
Il n’est alors plus question de “protections imaginaires”, mais d’une prise de risque consciente et assumée. Toutefois, cela permet de souligner à quel point ces gestes barrières, d’apparence anodins, peuvent s’avérer extrêmement coûteux sur le plan social et affectif.
Ces travaux nous enseignent que, si les citoyens n’appliquent pas ou mal les gestes barrières, ce n’est pas nécessairement par désengagement dans la lutte contre les virus, mais parce que leur logique préventive diffère de celle des spécialistes de la santé.
Modifier ces comportements nécessiterait de faire évoluer les représentations individuelles. On peut supposer que les pouvoirs publics gagneraient certainement à investir dans la diffusion et la médiation de bases sanitaires et sociales auprès de la population à cette fin.
Cette tribune a été initialement publiée dans The Conversation.
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