En 2010, la photographe néerlandaise Eveline Gerritsen vivait à Beyrouth dans le cadre d’un programme d’échange. Lorsqu’elle a appris la nouvelle dévastatrice, elle a contacté ses anciens camarades d’université pour leur proposer son aide. Avec son ami Rawad Kansoun, aujourd’hui professeur d’études cinématographiques à l’université internationale libanaise, elle a lancé le projet photographique « Nightingales of Beirut », axé sur la scène musicale de la ville après le drame. Nous avons à notre tour contacté quelques-uns des jeunes musiciens qu’elle a photographiés pour savoir comment la musique les aidait à surmonter le traumatisme.
« En tant que chanteuse, je jouais dans les rues, mais maintenant elles n’existent plus », raconte Farah, 26 ans. La pandémie a frappé le Liban de plein fouet : de nombreuses entreprises ont fermé leurs portes et de nombreux employés ont perdu leur emploi. Les artistes ont été particulièrement touchés par l’explosion et n’ont plus d’endroit pour se produire. « La rue était comme une seconde maison pour moi », poursuit Farah. Depuis, elle diffuse principalement sa musique sur les réseaux sociaux, la plupart des rassemblements en personne étant interdits. Elle espère également sortir un clip vidéo bientôt.
Farah était chez elle au moment de l’explosion. Sa famille s’en est sortie indemne, mais elle a perdu une amie proche. « J’ai été déprimée pendant des semaines, dit-elle, mais j’ai rejoint de nombreuses associations qui s’occupent de nettoyer les rues de Beyrouth, d’offrir de la nourriture aux plus démunis et de fournir un refuge aux sans-abri. » Elle dit que ses amis et elle doivent lutter pour être créatifs en cette période de crise et de deuil profond. « Tous mes amis musiciens ont été affectés de la même manière : ils n’arrivent plus à traduire leurs sentiments en chansons. »
Avant la pandémie, Farah cherchait déjà des opportunités en dehors du Liban, car il est devenu impossible d’y subsister en tant qu’artiste sans avoir un deuxième emploi. Maintenant que la livre libanaise est extrêmement faible par rapport au dollar américain, elle ne peut même pas s’offrir un équipement de base. Malgré les difficultés, elle pense que les jeunes de Beyrouth finiront par trouver l’inspiration dans ces événements tragiques et en feront de l’art. « Tout le monde a besoin d’un traumatisme pour devenir ce qu’il est », dit-elle.
Jack, 29 ans, est le frère et le producteur de Farah. Il est compositeur pour des courts-métrages, enseigne à l’université et joue de la batterie dans un groupe. Le jour de l’explosion, il revenait de son studio après avoir produit une chanson sur l’émancipation des femmes. « Ma voiture a basculé de l’autre côté de la route alors que j’étais à l’intérieur », dit-il. Il s’en est sorti avec seulement quelques égratignures, mais son studio a été détruit. « Tout a disparu : ma première batterie, mon PC, mes livres, ma musique. Il n’y avait plus rien. On n’a rien pu rien sauver. »
Il essaie maintenant de remplacer son matériel et de postuler pour des emplois à l’étranger. Même si ses amis, sa famille et ses souvenirs sont à Beyrouth, la ville est désormais méconnaissable et il n’y voit aucun avenir. « Je ne peux plus appeler cette ville Beyrouth, dit-il. Je n’y retournerai jamais, ou peut-être quand j’aurai 60 ou 70 ans, pour y mourir. » S’il part, sa famille dit qu’elle le rejoindra.
Né en 1991, un an après la fin de la guerre civile libanaise qui a duré quinze ans, Jack a déjà vécu deux autres guerres en 2000 et 2006, ainsi que des crises économiques à répétition. « Je n’ai pas connu la vie normale que connaissent d’autres personnes dans le monde », dit-il. Pour lui et pour beaucoup d’autres jeunes Libanais, l’explosion a été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. Il veut maintenant rejoindre les quelque 14 millions de Libanais qui vivent en dehors du pays, principalement au Brésil, en Argentine, aux États-Unis et dans quelques pays européens et du Golfe. En comparaison, seuls 6,8 millions de Libanais habitent au Liban.
« J’aspire à des choses simples : l’électricité et la paix d’esprit », dit Hussein, 25 ans, pianiste et membre du groupe de Jack. Le gouvernement libanais ne peut pas garantir une alimentation en électricité 24 heures sur 24, 7 jours sur 7. Il y a donc des coupures de courant quotidiennes programmées qui durent plusieurs heures. « Je n’ai que 25 ans. Je ne veux pas continuer comme ça », dit-il. Hussein est diplômé en ingénierie informatique, mais travaille dans la vente pour subvenir à ses besoins. Il est fiancé depuis six ans, mais ne peut même pas réunir assez d’argent pour meubler sa future maison.
Selon Hussein, la plupart des jeunes ont du mal à imaginer leur avenir et veulent juste faire la fête pour oublier leurs problèmes. Mais bien sûr, la plupart des concerts ont été annulés pour éviter une recrudescence des cas de covid-19 qui entraînerait l’effondrement du système de santé déjà fragile du Liban.
« Ce n’est pas bien, mais les jeunes ne se soucient plus de rien, dit Hussein. Ils veulent vivre leur vie, sans argent, sans avenir, avec des taux de change dévastateurs et des salaires réduits de moitié. » Désormais, les musiciens ne peuvent atteindre leurs auditeurs que par le biais des réseaux sociaux, mais pour Hussein, c’est très différent que d’être sur scène.
Cosette, 29 ans, est chanteuse et actrice au théâtre Metro Al Madina, dans le quartier Hamra de Beyrouth. Elle travaille également comme monteuse vidéo indépendante. Il est difficile de jouer après l’explosion, dit-elle, car elle peut voir le chagrin sur les visages de son public. « Nous avons perdu la foi, nous avons perdu notre sérénité, notre passion. »
Malgré l’histoire de la ville, les habitants de Beyrouth se sont sentis pris au dépourvu par l’explosion, qui a rayé d’un seul coup une plus grande partie de la capitale que les nombreuses années de conflit. « Nous pouvons prédire la guerre, nous pouvons nous cacher, mais nous ne pouvions pas anticiper le poids émotionnel de cet incident », dit-elle.
« Avant, quand un problème nous frappait, nous allions à des fêtes, nous chantions pour que les gens oublient, poursuit Cosette. Mais comment puis-je chanter devant les gens et leur demander de venir apprécier ma musique aujourd’hui ? »
C’est un dilemme auquel sont confrontés de nombreux artistes à Beyrouth. Ils veulent honorer les victimes de cette catastrophe et demander justice pour elles, mais aussi aider les familles à être à nouveau heureuses et résistantes. « Avec une amie, nous nous demandions comment nous pouvons aider les gens et nous aider nous-mêmes à traverser cette épreuve, dit-elle, et je pense que le meilleur moyen est de chanter. »
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