« Tu sais, je parle à beaucoup de monde sur Insta… ». Cette phrase est-elle vouée à devenir la nouvelle hantise de toute une génération d’utilisateurs en couple ? En tout cas, ce sous-entendu fleurait bon la fin de relation chaotique. Peut être était-ce même une forme d’avertissement de la part du type qui m’a brusquement largué en plein confinement de la deuxième vague de Covid, le jour de mon anniversaire, après un week-end cloîtré ensemble dans l’atmosphère pesante de notre sombre et minuscule deux-pièces. C’était déjà assez pénible de se retrouver à fourrer deux ou trois culottes dans un sac à dos Quechua un dimanche soir, après le lâché du fameux combo « Il faut qu’on parle » et « C’est pas toi, c’est moi ». Il fallait en plus que la torture mentale du 21ème siècle se mette en route. Qui étaient ces filles récemment identifiées à ses côtés en story ? Étais-je censée croire ses justifications à base de « C’est pour le boulot » ou « C’est pour ma visibilité, je dois percer sur Youtube » ? Qu’est ce qu’un tour dans ses MP aurait bien pu révéler ? Tandis que mon Uber s’éloignait d’un Montmartre lugubre et que je priais pour qu’un contrôle de police ne vienne pas ponctuer cette soirée bien merdique, j’ai réalisé que je nageais en plein cauchemar générationnel, cru 2020

Si vous avez entre 15 et 35 ans, il y a de bonnes chances pour que  vous fassiez partie des plus d’un milliard d’utilisateurs mensuels qu’Instagram compte dans le monde. Il y a aussi de bonnes chances pour que l’application soit la première chose que vous ouvriez le matin.  Sur cette seule et même plateforme, vous pouvez scroller sans fin à travers des clichés de vos collègues en maillot de bain, communiquer via une messagerie instantanée et profiter de toute l’ambiguïté permise par un réseau généraliste pour discrètement « créer du lien social ». Franchement, avec un tel outil en poche, ne sommes-nous pas condamnés à se faire remplacer par notre partenaire ou à penser qu’on peut toujours trouver mieux ailleurs dès la première dispute ? Saisie d’une angoisse existentielle, j’ai tenté de savoir si Instagram avait ruiné toute tentative de couple monogame pour les jeunes urbains du monde occidental. 

« Quand elle m’a demandé pourquoi je passais autant de temps sur les réseaux sociaux sans aimer aucune de ses photos, je lui ai répondu qu’elle ne publiait pas les bonnes photos » – David

En 2018, David, 32 ans, vit sa meilleure vie. Sa copine australienne quitte sa terre natale pour emménager avec lui à Prague, six mois après leur rencontre. Mais lorsque les premières tensions apparaissent dans son couple, il commence à developper, de son propre aveu, des « habitudes plutôt malsaines. » Tous les matins, dès le réveil, allongé à côté de sa petite amie, le trentenaire se met à mater les filles de son feed. « Je pensais à toutes ces options que j’avais pour la remplacer. Quand elle m’a demandé pourquoi je passais autant de temps sur les réseaux sociaux sans aimer aucune de ses photos, je lui ai répondu qu’elle ne publiait pas les bonnes photos. » David parsème régulièrement de petits cœurs et de compliments les publications affriolantes qui lui sont suggérées par l’algorithme. Une manie qui s’impose au cœur de ses disputes de couple et achève de gangrener sa relation. « Jour après jour, like après like, je la détruisais. Quand tout est virtuel et digital, ça vous sape votre estime de vous, votre confiance en vous. C’est extrêmement destructeur envers le bien-être de l’autre. » 

Instagram comme échappatoire, Cécile, 27 ans, en a également fait l’expérience. Après quatre années passées aux côtés d’un ex-compagnon qui la dévalorise constamment, elle fait une rencontre inopinée dans le tram parisien. Un jeune homme lui demande son Insta, ils commencent à flirter sur l’appli. « C’est un CV sur la vie de la personne. Le voir en story et en photo, je pense que ça m’a permise de fantasmer, de me dire : tu pourrais t’autoriser à être avec quelqu’un de mieux pour toi, qui soit plus bienveillant. » Un téton sous un t-shirt mouillé, l’ombre des volets sur les courbes de ses fesses… Le compte de cette directrice artistique est à haut potentiel érotique. Et parfois, ceux qui scrollent se projettent bien au delà du virtuel, comme ce mec rencontré via une appli de rencontre. « Un jour, il a dit : « Oh là là t’es trop bonne sur tes photos ! » pendant qu’on le faisait. On était en train de coucher ensemble. Je me suis sentie comme une conne. »

« En psychologie, on parle d’oubli de fréquence de base. C’est normal que tout le monde ne soit pas beau dans la réalité » – Christian Montag

Psychologue et scientifique, Christian Montag mène des études à la frontière des neurosciences, de la psychologie et du digital au sein du Département de Psychologie Moléculaire de l’Université d’Ulm, en Allemagne. Depuis le début des années 2010, il ne cesse d’alerter sur les effets néfastes qu’une utilisation excessive des smartphones peuvent engendrer sur les êtres humains. « En psychologie, on parle d’oubli de fréquence de base. C’est normal que tout le monde ne soit pas beau dans la réalité. Mais si vous scrollez et que vous n’êtes confrontés qu’à des gens qui ont l’air parfaits, vous vous dites : attendez un peu, ici tout le monde est super beau, alors pourquoi ma partenaire ne l’est pas ? » Ce biais cognitif, il puise sa source dans le processus de comparaison sociale qui s’enclenche quand on parcourt les réseaux. D’affreuses inventions comme les filtres photos peuvent venir le renforcer. « On devrait plutôt penser : ma partenaire n’est pas aussi belle que tous ces gens sur Instagram, mais moi non plus je ne suis pas aussi beau. Ce n’est pas ce qu’il se passe dans la tête des gens. »

Les jeunes utilisateurs ont, eux, encore le temps de voir venir les tentatives foireuses de mise en couple exclusif de la fin de vingtaine, les projets d’achat d’appartement dans un bled de la future ligne 15, et les week-ends à Deauville pour « respirer l’air de la mer ». Mais une appli comme Insta ne retarderait-elle pas davantage cette funeste échéance ? L’aventure, en tout cas, ne tente pas vraiment Coline, 18 ans, étudiante en design à Paris. « Depuis septembre dernier, je suis vraiment dans cette optique de me dire : j’ai pas envie de monogamie, j’ai pas envie d’exclusivité. » Au lycée, alors qu’elle est en couple, elle stalk et scroll de profils en profils, jusqu’à ce qu’elle flashe sur un garçon, un physique et un univers artistique. « C’est facile de discuter avec quelqu’un pendant 5 heures, de 22h à 3h du matin par message en se répondant toutes les minutes. Ça m’a perturbé, et je ne savais plus quoi faire. J’ai quitté le garçon avec qui j’étais depuis deux ans. » Il faut dire qu’Instagram est aujourd’hui, davantage que Tinder, un produit de choix pour conclure. Et d’autant plus utilisé pour se faire la cour que, depuis 2015, Tinder permet à ses utilisateurs de compléter leur profil en y liant leur compte Insta. « J’ai 1000 abonnés sur Instagram. 40% sont des mecs qui ont vu mon Instagram sur Tinder et qui sont venus me follow. En reliant Tinder et Instagram, on a un outil qui est fatal. »

Lorsqu’on me met en contact avec Clément*, un étudiant de 19 ans en double licence éco/math à Toulouse, on me le décrit comme un « chineur ». Sur Insta, il utilise une technique d’approche subtile : le follow pour signifier sa présence, le like pour ré-affirmer son intérêt, le MP pour apprendre à se connaître. « On pourrait dire que je suis fidèle sur le court terme », explique-t-il. Lorsqu’il rencontre une fille, le sexe est rapidement mis sur la table. Avec sa dernière conquête, par exemple, il n’a pu aller plus loin. « On n’était pas prêts à passer de la phase plan cul à couple. » Quant à sa dernière histoire sérieuse avec une camarade de fac, elle n’a pas survécu aux relances d’anciennes conquêtes dans sa messagerie privée. « Je me doutais que je n’allais pas tenir tout le confinement, avec la tentation à côté. Il y a un aspect qui est malsain, parce que tes options, tu les gardes sur le côté. » 

Options, CV, profils… Qu’on se mette inconsciemment à évoquer nos partenaires romantiques en parlant comme le N+2 d’un grand groupe donne légèrement envie de hurler dans un oreiller. « C’est un vocabulaire managérial, analyse Gérard Neyrand, sociologue et professeur à l’Université de Toulouse. Ce sinistre ruissellement de l’idéologie néolibérale s’accompagne d’un discours qui « amène à la consommation des relations entre les personnes. On a une espèce de logique qui enjoint à se réaliser à travers l’autre et qui en même temps développe un discours sur la nécessité d’avoir des expériences pour avoir une vie pleine et enrichie. » En plus de cette injonction totalement contradictoire, le sociologue rappelle aussi que le déboulonnement du couple traditionnel est en cours depuis un petit moment. « Instagram, ça va venir exacerber une logique qui est déjà en place depuis 50 ans. Les années 70 sont quand même des années dites de libération sexuelle. Cette évolution, elle n’est pas finie. »  

« Ils ont couché ensemble dans les toilettes et ils ont continué à se parler sur Instagram » – Laura

Plus aucune institution n’oblige les jeunes citadins éduqués à se mettre en couple monogame sur le long terme. Les gens sont-ils pour autant déterminés à jouir sans entraves de chaque paire de fesses en tanga qui apparait dans leur feed Insta ? Absolument pas. Officiellement. En pratique, les histoires d’infidélité sont légions. Laura, 26 ans, personnel shopper à Paris, a décidé de rompre avec son ex après avoir trouvé des MP dévoilant une énième tromperie de soirée. « Ils ont couché ensemble dans les toilettes et ils ont continué à se parler sur Instagram. Dans d’autres cas, ce sont des filles qu’il avait rencontré virtuellement. J’ai eu tendance à me dire : qu’est ce qu’il veut trouver là bas qu’il n’a pas avec moi ? » 

Peut être qu’on ne pourra jamais empêcher Instagram de transformer notre expérience du couple en phénomène aussi anxiogène qu’une balade digestive un dimanche après-midi. Dans ses publications, le scientifique Christian Montag appelle régulièrement le groupe Facebook à concevoir des produits plus éthiques, en vain. « Ils sont responsables de ce qu’il se passe. Les applis, c’est leur bébé. Mais il y a beaucoup d’argent en jeu avec la monétisation des données, et améliorer le sort de l’humanité, ce n’est pas compatible. » En attendant une réaction de géants de la tech, le sociologue Gérard Neyrand, lui, conseille de se constituer des remparts face à une frénésie technologique en perpétuel décuplement. « Il faut que notre vie quotidienne, on l’organise au milieu de tout ça. Si on n’a pas des stratégies d’évitement de la surexposition médiatique, on a toutes les chances que notre couple se casse la gueule. » Après une rupture traumatisante et une thérapie longue, David imagine l’avenir à deux sans profil Insta. « Je pense que c’est une pente glissante. Je serais à deux pas de retomber dans mes mauvaises habitudes. Comme un alcoolique éviterait un bar, moi j’éviterai Instagram. » Pour le moment, il drague toujours sur l’appli.

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