Faut-il avoir peur de l’ouverture à la concurrence du train en France ?
Il y a quelques jours, la SNCF a soufflé sa 84e bougie. Autant d’années de monopole sur le train français, qui est en passe de se terminer. Alors que l’entreprise finissait son gâteau d’anniversaire, deux petits séismes, à l’échelle du monde ferroviaire, étaient annoncés à quelques jours d’intervalle.
Le premier : la compagnie italienne Thello fera rouler ses premiers TGV entre Paris et Lyon à partir du mois d’octobre. Le second : le Français Transdev a été retenu par la région Paca (Provence-Alpes-Côte d’Azur) pour exploiter la ligne de TER Nice-Marseille à partir de l’été 2025, au détriment de la SNCF.
Faut-il s’inquiéter de cette perte de monopole ? Avant de répondre à la question, il est indispensable de bien comprendre de quoi on parle.
Une concurrence sous le contrôle des pouvoirs publics
Le ferroviaire, comme beaucoup de services de réseaux, constitue ce que les économistes appellent un monopole naturel : il est inutile, pour un opérateur privé, de construire une voie ferrée à côté d’une autre voie ferrée. Mieux vaut que la puissance publique construise une seule voie, et qu’elle soit ensuite optimisée. Raison pour laquelle, pendant longtemps, et quasiment partout en Europe, un opérateur national unique gérait à la fois le réseau et les trains.
Dès 1991, les membres de l’Union européenne décident cependant d’ouvrir les trains à la concurrence, dans l’espoir d’augmenter l’offre et de faire baisser les prix. La première étape consiste alors à scinder la gestion du réseau et son exploitation. En France, SNCF Réseau gère désormais l’infrastructure, et SNCF Voyageurs fait circuler des trains. Le second paye des péages au premier quand il fait rouler des trains, tout comme Thello le fera à partir d’octobre sur l’axe Paris-Lyon. L’ouverture à la concurrence ne concerne donc pas la gestion de l’infrastructure, qui reste 100 % publique.
Il faut ensuite distinguer deux types d’ouverture à la concurrence : la concurrence dite « sur le réseau » et celle appelée « pour le réseau ».
La première concerne essentiellement les lignes rentables qui n’ont pas besoin de subventions, à l’image des TGV Paris-Lyon ou Paris-Lille. C’est dans ce cadre que Thello se lance en France début octobre… et dans ce même cadre que la SNCF a lancé des TGV Ouigo entre Barcelone et Madrid en mai dernier.
Le second type de concurrence porte sur les lignes avec obligation de service public, comme les TER, les Intercités, ou encore les trains de nuits. Il fonctionne sous forme de délégation, comme pour les transports en commun urbains en France. Un donneur d’ordre public (par exemple, les régions pour les TER) confie, pour une durée déterminée, l’exploitation de son réseau (ou seulement une partie) à une entreprise privée, après un appel d’offres. C’est ainsi que la région Paca a jugé que Transdev serait un meilleur exploitant que la SNCF pour la ligne Nice-Marseille. Le donneur d’ordre reste bien public.
La promesse d’une offre plus étoffée
L’ouverture à la concurrence dans le ferroviaire ne prendra donc pas la forme d’une intrusion sauvage et incontrôlée du privé, mais restera largement contrôlée par les pouvoirs publics. Faut-il attendre de ce mariage public-privé un bel avenir pour le train ? Beaucoup de spécialistes du sujet le pensent. Ils estiment en effet que la SNCF était devenue peu efficace, notamment en raison du statut de cheminot, qui prévoit une faible polyvalence des missions des agents.
C’est l’argument principal qu’a utilisé Transdev, concurrent de la SNCF, pour convaincre la région Paca. Ses salariés, agents du privé de droit commun, peuvent effectuer de nombreuses missions : conduire, contrôler, etc., là où les cheminots au statut n’ont généralement qu’une seule mission. Transdev a promis en conséquence à la région Paca de faire circuler plus de trains qu’actuellement entre Nice et Marseille, au même prix que ce que faisait la SNCF jusque-là.
L’objectif final (un train fréquent, confortable, abordable et ponctuel) dépend de nombreux facteurs. Parmi eux, l’ouverture (ou non) à la concurrence n’est pas le plus décisif
La question du coût de production du service est décisive, car elle détermine l’offre. Après avoir largement augmenté le nombre de TER en circulation dans les années 2010, les régions ont ainsi levé le pied ces dernières années, face à l’envolée de la facture.
Si Transdev et d’autres parviennent à baisser les coûts, il est crédible d’imaginer que les régions renforcent de nouveau l’offre, y compris sur certaines petites lignes. C’est en tout cas ce qui s’est passé dans certaines régions allemandes, lorsque la Deutsche Bahn a été mise en concurrence. De ce point de vue, l’usager comme le contribuable peuvent s’y retrouver : plus de trains pour un coût financier qui reste maîtrisé.
La concurrence n’est pas un facteur décisif pour la qualité du service
Les observateurs plus critiques estiment quant à eux que cette ouverture à la concurrence a avant tout été guidée par la volonté de supprimer le statut de cheminot, de façon à transformer la SNCF en entreprise privée classique, et de la débarrasser progressivement de ses obligations de service public.
Ils craignent ainsi un scénario dans lequel tous les néoconcurrents, SNCF comprise, se battent pour exploiter les lignes les plus rentables, sans avoir à assumer le coût des plus petites. Ils craignent aussi que l’ouverture à la concurrence se transforme en course aux prix les plus bas, au détriment de la sécurité des voyageurs.
De ce point de vue, l’exemple britannique est souvent cité. Après avoir privatisé tout son système au milieu des années 1990 (y compris le gestionnaire de réseau), le Royaume-Uni a déchanté. Il a d’abord renationalisé la gestion du réseau suite à des accidents trop récurrents (2002), puis ces derniers mois, la gestion de certaines lignes, à cause d’innombrables retards et du coût des billets qui s’est envolé pour l’usager. Mais l’ouverture à la concurrence – plus limitée et plus contrôlée – s’est mieux passée ailleurs : en Allemagne, comme on l’a déjà évoqué, ou en Italie sur les grandes lignes de TGV.
Les comparaisons européennes « brutes » n’ont pas beaucoup de sens, car l’objectif final (un train fréquent, confortable, abordable et ponctuel) dépend de nombreux facteurs. Parmi eux, l’ouverture (ou non) à la concurrence n’est pas le plus décisif.
Le point commun des systèmes ferroviaires performants réside en effet dans le haut niveau de dépenses publiques qu’ils nécessitent et l’implication du donneur d’ordre. La Suisse en est un bon exemple. Ce grand pays ferroviaire a beaucoup dépensé dans le rail et acquis une expertise dans la commande publique, à la fois au niveau de l’Etat fédéral et des cantons. L’opérateur historique, CFF, a dû se moderniser et doit répondre scrupuleusement à un cahier des charges très rigoureux. Résultat, bien que la Suisse ait sur le papier un système ferroviaire ouvert à la concurrence, CFF exploite quasiment seul le réseau.
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