FRANCE
Écrit et réalisé par Bruno DUMONT – France 2021 2h13- avec Léa Seydoux, Blanche Gardin, Benjamin Biolay, Emanuele Arioli… Musique originale de Christophe (c’est sa dernière composition).
Du 22/09/21 au 12/10/21
Dixième long-métrage de cinéma pour Bruno Dumont, l’un des rares cinéastes à faire bouger les lignes, à commencer par les siennes propres. L’imprécateur pose avec France une nouvelle pierre, celle d’un chef-d’œuvre spectral et éblouissant, taillant à la hallebarde, avec une finesse d’orfèvre, dans l’imbécillité en réseau, le cynisme des élites, l’injustice hurlante qui sont devenus notre quotidien. C’est un portrait d’époque d’une justesse hallucinée que nous tend France. Nous ne sommes plus ici dans la farce, à peine dans la caricature d’une société devenue elle-même caricaturale…
Lieu de l’action : ici et maintenant. Personnage central : France de Meurs (Léa Seydoux), journaliste vedette d’une chaîne d’info en continu… D’un côté, France de Meurs incarne le stade gangrené de la société du spectacle. Le narcissisme régressif (elle fait des grimaces et des gestes obscènes lors d’une scène surréelle de conférence de presse à l’Elysée), la honte professionnelle (elle trafique tous ses reportages), l’obscénité morale (elle fait de la détresse des hommes un spectacle qui la valorise), l’association avec une coach qui insulte l’intelligence et la dignité à chaque mot proféré (Blanche Gardin, l’œil rivé sur les réseaux, qui lui conseille de « mettre sa race » à Emmanuel Macron et qui pense qu’en matière de popularité, « le pire, c’est le mieux »), le luxe ostentatoire (son appartement pompier, ses tenues de grande maison), la mort clinique familiale (un mari écrivain, Benjamin Biolay, ectoplasme parisien affectivement gelé, un enfant logiquement psychopathe).
D’un autre côté, la belle poupée vernie se fissure à mesure que le réel se venge de son constant aveuglement à son égard. Emboutissant par distraction un scooter conduit par un jeune homme de condition modeste et d’extraction maghrébine, France, saisie d’une fièvre de rachat, semble soudain sur-réagir à l’accident qu’elle a causé et se rêve bienfaitrice de la famille défavorisée du jeune homme, confite en dévotion devant son statut de star du petit écran.
Egratignée par la presse people, elle entre bientôt dans une sévère dépression… C’est le début d’une série de péripéties qui la rendent enfin, dans sa déchéance, touchante, fragile, humaine. Disponible en un mot à une rédemption dont la réalité de l’accomplissement va probablement diviser les spectateurs du film, selon l’école (optimiste ou pessimiste) à laquelle ils appartiennent.
C’est pourtant d’une main ferme et dans un clair dessein que Bruno Dumont nous conduit à une hypothèse qui transcende ces deux options. Le voudrait-elle que France ne pourrait se rédimer. Ce sentiment d’impuissance, cette lâcheté qui s’insinue, ce courage qui manque – en quoi chacun pourrait se reconnaître – est le cœur battant du film. Comme si plus rien ni personne ne pouvait être encore sauvé dans une société à ce point corrompue par la distorsion de toute valeur, par la contrefaçon de tout élan véritable vers la grandeur, par le mépris déguisé en générosité des souffrances qui rongent son édifice…
Autant que ses péripéties, le travail formel du film témoigne, sous les ors d’une République qui ressemble à une cour royale, de cette putrescence contemporaine. La saturation extrême des couleurs. La phosphorescence métallique des images. La pâleur cadavérique des visages rehaussée par les fards et les vêtements chatoyants. Le tournage abject des reportages avec ceux qu’on manipule comme les « animaux savants » du tiers-monde. Le verbiage inepte qui tient lieu de pensée. Les nappes électroniques élégiaques composées par Christophe. Tout cela fait du monde une scène baroque sur laquelle semblent s’agiter des spectres…
On n’aura jamais vu Léa Seydoux mieux saisie, mieux mise en danger, mieux révélée que par ce film. Entre la beauté glacée et égocentrique du gotha et la décompensation éplorée de la petite fille riche qui ne comprend pas ce qui lui arrive, Dumont fait avancer l’actrice, en même temps que son personnage, le long d’un chemin ténu, où la vérité de la fêlure qui s’ouvre en elle est l’unique et d’autant plus précieux instant où nous puissions la rejoindre et ressentir pour cette France notre inquiétude et notre compassion.
(J. Mandelbaum, Le Monde)
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