L’année 2021 marque un étrange anniversaire pour le village de Castellane dans le Verdon. Il y a 20 ans, en 2001, des dizaines de gendarmes mobiles entrent dans la cité sainte du Mandarom, sur la colline de la Baume. Après 8 années de procédure, les autorités viennent faire appliquer une décision de justice. Une construction jugée illégale doit y être détruite. Les résidents du monastère sont évacués et 15 kilos d’explosifs sont placés au pied d’une imposante statue : une représentation de 33 mètres de haut de Sa sainteté le seigneur Hamsah Manarah ou Gilbert Bourdin, cape blanche sur le dos et couronne dorée sur la tête. Ce charismatique métisse aux yeux bleus, natif de Martinique, est le fondateur de l’aumisme, ou moins sobrement « Religion universelle de l’Unité des Visages de Dieu ». Le lendemain, le dynamitage fait la Une des JT.

Pour comprendre pourquoi cette détonation est venue briser la quiétude de ce coin du Verdon, il faut remonter encore 32 ans plus tôt, en 1969. À l’époque, Bourdin crée une communauté yogi sur cette colline avec une vue imprenable sur les eaux du lac de Castillon. On y récite des mantras et y explore la spiritualité. Au fil des années, la pratique dictée par le gourou devient de plus en plus rigoriste. Des temples et des statues sont peu à peu construites sans autorisation par des fidèles toujours plus nombreux. Ils sont une soixantaine à y vivre à l’année, certains, les initiés, sont élevés au rang de « chevalier du lotus d’or », et des centaines à venir ponctuellement au monastère. Tout tourne autour de Bourdin. En 1990, celui-ci a même une révélation. Il n’est plus un simple guide spirituel, mais le messie cosmo planétaire. Tout ça aurait pu ne pas poser problème si le mouvement ne s’était pas paré en quelques années de tous les éléments qui constituent une secte.

Au milieu des années 1990, le mouvement est finalement classé comme telle par une commission parlementaire. « Il y a d’abord l’endoctrinement, les gens sont mis dans certaines conditions pour croire aux paroles du gourou. Une vie monastique est parfois imposée et il y a le culte de la personnalité. Mais aussi des affaires de mœurs et le trouble à l’ordre publique », résume Didier Pachoud, président du Groupe d’étude des mouvements de pensée en vue de la protection de l’individu (Gemppi), qui s’est intéressé à l’aumisme. En 1995, Gilbert Bourdin est également accusé de viol par deux anciennes adeptes. Elles auraient été mineures au moment des faits. Mais le gourou décède trois ans plus tard, avant d’avoir pu être jugé.

Aujourd’hui, une douzaine de moines réside encore dans la cité sainte. Ils arborent des vêtements classiques agrémentés d’une petite touche locale. Sur le front, ils portent un bandeau rouge comportant une étoile et de petits miroirs. Le site est désormais ouvert aux visites. Sur TripAdvisor, il est même classé dans la rubrique Jeux & Divertissements. Moyennant 5 euros, une « soeur » accueille les curieux à l’entrée du monastère. Mais pas question de s’éloigner du parcours ou de prendre les lieux en photo. Un appareil, même éteint, porté en bandoulière est immédiatement repéré. « Vous rangez ça. Si vous voulez des photos, il y en a assez sur internet », annonce sèchement une des fidèles. L’imposant portail en fer forgé donne aussi le ton : ses grilles supportent deux grosses étoiles de David rouge, contenant chacune un pentacle, le tout surmonté de l’inscription « Mandarom Ashram » sur une voûte en béton. Sur la gauche, une statue du Christ de 20 mètre de haut tout en dorures se laisse déjà apercevoir. À quelques dizaines de mètres, un Bouddha de la même hauteur et tout aussi doré lui fait face.

« Grosso modo, toutes les religions disent un peu la même chose »

Le discours de la sœur est bien rodé. Elle raconte la vie du messie : sa naissance en Martinique en 1923, ses études de médecine, son voyage en Inde, ses premiers pas dans la spiritualité… Passé l’entrée, quatre statues de taille humaine montent la garde. Elles représentent les archanges qui portent chacun un pistolet laser et un bouclier. « Ca fait un peu Goldorak, conçoit la soeur en charge des visites, adepte depuis le début des années 1980, Mais ces armes sont censées renvoyer l’énergie que vous apportez. Si vous êtes agressifs, il y a du répondant. »

La découverte de la cité sainte continue sur une explication de l’essence de l’aumisme. « C’est la rencontre de toutes les religions. Grosso modo elles disent un peu la même chose : aimez vous les uns les autres, la tolérance… », vulgarise la sœur. À l’intérieur de l’immense propriété, c’est un enchevêtrement de statues et de constructions excentriques. Les signes religieux sont partout : chrétiens, juifs, musulmans, bouddhistes, hindouistes… Et des temples inspirés d’autant de cultes. Un totem amérindien en bois a même été dressé hasardeusement près de l’entrée du site. Avec ses constructions en toc, la cité sainte a des airs de parc d’attraction. Comme si le visiteur était parachuté quelques siècles dans le futur pour découvrir dans un musée à ciel ouvert les représentations maladroites d’anciennes religions disparues.

Plus de 20 ans après sa mort, Sa sainteté le seigneur Hamsah Manarah continue toutefois de fasciner les adeptes : « À ses cotés on avait l’impression d’être quelqu’un de formidable. Il avait un regard aimant et à la fois qui vous transperçait, il lisait dans vos pensées. Mais quand Dieu s’incarne il est exigeant et ça, ça peut déranger », dit l’adepte en charge des visites. Pas question néanmoins de parler d’emprise mentale.

Dans son livre, Mandarom, une victime témoigne, Florence Roncaglia raconte pourtant bien ces mécanismes. Celle qui a passé une quinzaine d’années au Mandarom, de la fin des années 1970 à 1992 est une des deux femmes qui a accusé Bourdin de viol. Embarquée par sa mère, adepte de l’aumisme, à Castellane, elle décrit une vie rythmée par des prières, l’adoration du gourou et les travaux de tout ordre au sein du monastère. « La vie (…) n’était que pression morale et affective, sommeil et nourritures réduits, conditionnement par manipulation », écrit Florence Roncaglia.

« Avant les affaires de viols, Gilbert Bourdin était plutôt bien vu par les politiques locaux et les gendarmes »

Elle parle du rejet du monde extérieur, des multiples viols dont elle aurait été victime, de cérémonies délirantes, comme la fois où sa mère a été enfermée vivante sous ses yeux 48 heures dans un cercueil, ou encore des nuits et jours entiers à réciter des mantras pour éviter une invasion sur la terre de démons, lémuriens et autres atlantes, fantasmée par Bourdin. Si un non-lieu a été prononcé pour les plaintes pour viols du fait de l’extinction de l’action publique provoquée par la mort de Gilbert Bourdin, les deux plaignantes ont toutefois été reconnues comme victimes et indemnisées en 2000.

Mais une question demeure. Comment jusqu’à la destruction de la statue de Bourdin, ce monastère démentiel a pu être bâti sans que les autorités ne bronchent. L’avocate niçoise Catherine Cohen-Seat a peut-être un début de réponse. Elle a assisté pendant 20 ans l’écologiste Robert Ferrato, décédé en 2015, fondateur d’une association de défense du Verdon et premier opposant aux constructions du Mandarom. « Avant les affaires de viols, Gilbert Bourdin était plutôt bien vu par les politiques locaux et les gendarmes », lâche-t-elle. Une théorie confirmée par Florence Roncaglia dans son livre. Selon elle, le Mandarom et ses 40 résidents permanents auraient été une source de voix utiles au moment des élections. Elle laisse également entendre l’existence de pots-de-vins versés à des décideurs du coin.

À la fin de la visite, comme dans un musée, les visiteurs sont dirigés vers la boutique souvenirs. Des CD de chants sacrés, des médaillons, des cartes postales et des écrits de Gilbert Bourdin aux titres évocateurs sont à la vente : L’Aumisme, la doctrine de l’âge d’or, L’Unité des visages de Dieu ou encore Je suis le messie attendue. Ces recettes, avec les billets d’entrée, seraient aujourd’hui leurs seuls revenus selon les adeptes.

« Là haut ? C’est le troisième oeil »

Depuis la mort du gourou, aucun signalement récent évoquant de potentielles dérives sectaires n’a été porté à la connaissance de la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes). En 2008, son président expliquait que le mouvement était « rentré dans les clous ». « Mais nous restons néanmoins vigilants : il convient de veiller à ce que l’adhésion à cette croyance ne se transforme pas en une adhésion inconditionnelle, privant l’individu de tout libre arbitre et de tout sens critique qui le conduirait à commettre des actes qui lui seraient préjudiciables ou qui seraient préjudiciables aux personnes qu’il est amené à côtoyer », estime aujourd’hui la Mission interministérielle.

Tout semble avoir été fait pour que le gourou soit comme effacé et son culte enrayé. De la majestueuse statue de Bourdin, il ne reste que le socle et le corps de ce mort dont personne ne voulait a été enterré dans le cimetière de Castillon, non loin du Mandarom. Les sépultures de ce village, englouti à la mise en eau du barrage du même nom, ont été déplacées en 1948, un peu en amont, sur le bord de la route D955. Aucune indication n’annonce le cimetière où les quelques pierres tombales datent des années 1910-20. Celle du gourou ne porte pas d’inscription, pas de trace des différents noms qu’il a porté durant sa vie. Seule une armature en métal dorée et rouge, représentant une étoile à six branches, et quelques pots de fleur sont posées sur la dalle du petit caveau.

À Castellane, on ne porte plus trop d’intérêt au Mandarom ni à Bourdin. L’histoire est connue de tous et a rythmé la vie du village pendant cinq décennies. Comme une curiosité locale à laquelle les habitants se sont habitués. « Là haut ? C’est le troisième œil, lance un client du bar l’Étape, veste en treillis sur les épaules et verre de rosé à la main. Qu’est ce qu’ils font ? Ils chassent les lémuriens… » « Et les gamines… », ironise son voisin sous les rires gras de ses compagnons de comptoir. Mais certains n’oublient pas que le Mandarom a également largement profité aux commerçants locaux. « Personne ne l’avouera, mais il a bien fallu les nourrir ces dizaines de fadas. Pendant longtemps, ils descendaient faire leurs courses au village. Et les matériaux pour construire les statues et les temples, ils les ont bien achetés quelque part… », lâche un badot dans une rue discrète du village

D’autres préfèrent éviter de se ressasser. Les voisins immédiat du monastère, un couple d’agriculteur âgés, répondent par une porte claquée : « Vous allez nous laisser tranquille avec cette histoire ! » Du côté des officiels, même fin de non-recevoir. La préfecture comme le maire de Castellane ont refusé de répondre sur le sujet. Sans doute un peu lassés par ce feuilleton qui a trop duré.

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