Paternalisme, Fondation Gates et hôpital, nos trois coups de cœurs
Récompensé par une pluie de Goya, l’équivalent espagnol des César, El Buen Patrón, campé par un Javier Bardem méconnaissable, offre une critique en règle du paternalisme en mettant en scène un « bon patron » aux prises avec un plan social.
Rencontre d’un autre type avec le monde de l’entreprise : le documentaire de Jean-Baptiste Renaud et Lila Berdugo sur Arte détaille comment la Fondation Gates promeut les OGM en Afrique, avec l’aide de l’Union européenne. De quoi mieux comprendre le philanthrocapitalisme.
Enfin, en se plongeant dans le quotidien du CHU de Clermont-Ferrand pour France Télévisions, Marion Angelosanto jette une lumière crue mais malheureusement pas nouvelle sur l’indigence de l’hôpital public et les tensions contradictoires auxquelles sont soumis les personnels, jusqu’à l’insupportable.
1/ Malsain patron
Les dirigeants aiment à présenter leur entreprise comme une grande famille. Mais Blanco, lui, pousse l’analogie particulièrement loin. A la tête d’une PME espagnole qui produit balances et bascules pèse-bétail, le protagoniste d’El Buen Patrón se met en quatre pour résoudre les problèmes de ses employés. Qu’il tient pour ses propres enfants, faute d’en avoir eu avec son épouse.
En échange, celui-ci trouve tout à fait normal de faire venir à son domicile le dimanche matin un vieil ouvrier pour lui faire réparer le filtre de sa piscine. Ou d’entretenir des relations pour le moins incestueuses avec certaines stagiaires. Il n’empêche, la fidélité figure en bonne place des valeurs de la boîte, inscrites en gros caractères sur les murs de l’atelier, et nombreux sont ceux à atteindre une ancienneté qui se compte en décennies.
Prenez Miralles, responsable de la logistique, cela fait 22 ans qu’il travaille pour Blanco, qu’il fréquente depuis l’enfance. Alors quand celui-ci accumule les erreurs, plutôt que de le mettre à pied, Blanco recherche lui-même la source de ce malaise passager et dévide une pelote de cachotteries. Bien entendu, quand il faut se livrer à un « plan social », c’est la mort dans l’âme que notre patron se sépare de ses chers collaborateurs.
Mais tous ne comprennent pas la dure loi du marché, comme José, de la comptabilité, qui amène ses enfants pour que le responsable des ressources humaines leur annonce lui-même qu’il est licencié. Puis qui s’installe avec eux sur un terrain vague devant l’entrée de l’entreprise pour proclamer l’injustice de sa situation, avec banderoles et mégaphone. Une situation d’autant plus épineuse qu’une commission doit débarquer d’un jour à l’autre pour évaluer l’entreprise dans le cadre d’un prix régional pour la « croissance et la transparence ». Alors, pour déloger le manifestant inopportun, notre « bon » patron est prêt à recourir à tous les moyens, pour le bien de son entreprise bien entendu…
Récompensé par une pluie de Goya, l’équivalent espagnol des César, El Buen Patrón se livre en effet à une subtile dissection de l’ambiguïté des relations sociales dans l’entreprise
Sous ses dehors tragi-comiques, c’est un véritable film politique, au sens noble du terme, que signe Fernando León de Aranoa, à l’origine du formidable Les lundis au soleil 20 ans plus tôt, avec déjà Javier Bardem, qui campe ici excellemment Blanco. Récompensé par une pluie de Goya, l’équivalent espagnol des César, El Buen Patrón se livre en effet à une subtile dissection de l’ambiguïté des relations sociales dans l’entreprise.
Il présente ainsi les nouveaux habits du paternalisme, plus discrets que ceux des grands patrons de la grande industrie jadis, mais pas moins ambitieux. Sans compter que le bon patron répond à une demande bien réelle de certains de ses salariés – même si tous ne sont pas dupes face aux sourires et aux boniments. Au-delà, c’est surtout à la question de la forte porosité entre sphères privée et professionnelle, qui se joue de multiples manières et à tous les échelons, pour le meilleur et sans doute surtout le pire, que le film semble nous inviter à réfléchir.
Le film traite au passage bien d’autres thématiques : le drame d’être mis au chômage la cinquantaine passée ou la contradiction flagrante des discours vantant l’effort et le mérite dans la bouche de ceux qui ont tout hérité. Le réalisateur se livre à un petit cours de sociologie des organisations, dans la veine des travaux de Michel Crozier et Ehrard Friedberg. Tous les membres d’une entreprise détiennent une parcelle de pouvoir qu’ils peuvent user contre leurs supposés supérieurs. Notre cher (anti-)héros va d’ailleurs l’apprendre à ses dépens. A vous de découvrir comment il s’efforce de rétablir l’équilibre, en bon fabricant de balances…
El Buen Patrón, par Fernando León de Aranoa, en salles depuis le 22 juin.
2/ Mécènes sans-gêne
Ils sont décidément incroyables ces milliardaires. Non contents d’œuvrer au quotidien pour notre plus grand bonheur – et accessoirement leurs profits – , voilà que Warren Buffet et consorts font don de leur pécule – enfin une petite partie – pour financer les causes qui leur tiennent à cœur. Avec ses quelque 50 milliards de dollars d’actifs, la Fondation Bill et Melinda Gates est ainsi devenue de loin la plus grosse ONG du monde. Et elle investit plus que n’importe quel Etat pour éradiquer le paludisme.
Alors forcément, tant de générosité suscite sarcasmes et jalousie. Certains rabat-joie font remarquer que l’ostentation éhontée dont font preuve ces évergètes des temps modernes est suspecte : la vraie générosité se fait d’ordinaire discrète. D’autres ajoutent qu’il s’agit pour ces « barons voleurs » contemporains de blanchir l’origine peu glorieuse de leur fortune, pratiques anti-concurrentielles et évasion fiscale notamment. Et que de surcroît une grande partie de leurs dons, étant défiscalisée, est en fait prise en charge par le reste des contribuables. Ils sont encore en-dessous de la réalité.
Les « philanthropes » s’accaparent un pouvoir politique aussi décisif que discret, imposant leurs propres vues aux responsables démocratiquement élus
Par ces pratiques, ces « philanthropes » s’accaparent en effet un pouvoir politique aussi décisif que discret, imposant leurs propres vues aux responsables démocratiquement élus. Qui plus est au service des intérêts de certaines multinationales liées aux leurs. Un phénomène que certains ont baptisé le philanthrocapitalisme, et que présente fort à propos le documentaire que Jean-Baptiste Renaud et Lila Berdugo ont réalisé pour Arte, à partir du cas édifiant du lobbying forcené que la Fondation Bill et Melinda Gates mène pour les organismes génétiquement modifiés (OGM) sur le continent africain.
Au nom de la lutte contre la faim, celle-ci pousse à coup de millions l’expérimentation et le semis de plants OGM sur le continent, exigeant avec d’autres firmes amies qu’en échange d’investissements massifs dans l’agriculture, les gouvernements autorisent ces semences, à l’insu de leurs populations. « Seules » 3 % des terres cultivées sont pour l’heure plantées en OGM, bien loin de l’Amérique du Sud, précédent terrain de jeu des expériences de Syngenta, Bayer et consorts. Peu importe les risques pour la santé des populations, la dissémination sauvage des semences et la mise en péril des cultivateurs locaux, obligés chaque année de racheter des semences OGM du fait de la stérilité des plants qui en ressort.
Même l’Union européenne, qui a pourtant dénoncé ces risques et très fortement limité l’expansion de ces technologies risquées sur son propre sol met la main au portefeuille pour financer ces recherches, en Côte d’Ivoire notamment. Décidément, la duplicité semble contagieuse. Inutile voire nocifs, à l’instar du complexe agro-industriel dans lequel ils s’insèrent et que maints spécialistes du domaine jugent bien moins à même de lutter contre la famine que l’agriculture vivrière, les OGM s’avèrent ainsi une technologie de pompiers pyromanes, soufflant sur les braises des incendies que ses promoteurs prétendent combattre.
En témoignent les tripatouillages du génome des moustiques que Bill Gates et consorts mènent, sans se vanter cette fois, à travers le programme Target Malaria, toujours en Afrique. Celui-ci fait fi du précédent brésilien, véritable fiasco où une expérimentation similaire a abouti à ce que non seulement les moustiques OGM n’y ont pas remplacé leurs congénères porteurs du funeste virus, mais se reproduisent avec eux et les ont même fortifiés.
Au moins, les populations affectées pourront toujours se ruer sur les moustiquaires distribuées en masse par la Fondation Gates et produites par BASF dont ladite fondation est actionnaire, comme de bien d’autres firmes plus connues pour leur rentabilité que leur philanthropie. Le plus inquiétant dans cette histoire est que non seulement les chefs d’Etat ne protestent pas contre ces usurpations de leur autorité par des acteurs dénués de toute légitimité démocratique, mais qu’en plus ils les traitent d’égal à égal et leur tressent des lauriers. Ce n’est pas le génome que ce petit monde devrait chercher à modifier, mais son approche du monde, suivant laquelle tous ses problèmes se régleraient à coups de chèques et de surenchère technologique.
L’Afrique, les OGM et Bill Gates, par Jean-Baptiste Renaud et Lila Berdugo, disponible sur arte.tv jusqu’au 18 octobre 2022.
3/ Hôpital, les tas d’urgences
Prévu à l’origine pour recueillir les indigents, et ensuite seulement les malades, l’hôpital public l’est aujourd’hui tout à la fois devenu, malade et indigent. Ou plus exactement malade parce qu’indigent. C’est malheureusement comme le dérèglement climatique : tout le monde sait que l’hôpital français est en crise, mais on ne fait rien, ou presque. La population a eu beau acclamer les soignant.es au printemps 2020 lorsque l’épidémie de Covid a déferlé, la répression de leurs manifestations sitôt le confinement levé n’a pas soulevé la vague d’indignation attendue. Pour sensibiliser à l’importance d’injecter davantage de moyens matériels et humains dans cette institution cruciale, un bon documentaire vaut peut-être mieux que de grands discours.
Remplir les plannings pour les cadres de santé constitue un casse-tête à côté duquel le déchiffrage de la pierre de Rosette passerait presque pour un jeu d’enfant
La fabrique du soin de Marion Angelosanto remplit parfaitement cet office. La réalisatrice nous plonge ainsi dans les entrailles du CHU de Clermont-Ferrand et parvient en 52 minutes à nous livrer un diagnostic assez complet, à défaut d’être exhaustif, des maux dont souffre le patient hôpital public. Le premier est donc incontestablement celui de la pénurie budgétaire. Remplir les plannings pour les cadres de santé constitue un casse-tête à côté duquel le déchiffrage de la pierre de Rosette passerait presque pour un jeu d’enfant.
Et pour cause : tout est prévu au plus serré, et les arrêts de travail pour divers motifs, pourtant nombreux, ne sont tout simplement pas intégrés aux calculs des agences régionales de santé. Les soignants se démènent pour trouver des lits afin d’accueillir leurs patients, dans un autre service, ou à défaut un autre hôpital. Un surtravail épuisant qui rogne sur le temps passé auprès des malades et dégrade aussi leur prise en charge d’un point de vue strictement médical – si tant est que l’expression ait un sens.
Un professeur de chirurgie digestive témoigne ainsi du fait que quelques décennies plus tôt, il y avait toujours des lits disponibles et de la place au bloc pour faire passer une opération urgente. Désormais, il faut s’inscrire dans la file d’attente, et patienter, parfois plusieurs jours pour pouvoir être opéré, avec les pertes de chance que l’on devine. Entre les deux, la T2A, c’est-à-dire la tarification à l’activité, est passée par là. Chaque acte y est ainsi coté en points, eux-mêmes traduits en euros sonnants et trébuchants à partir d’une enveloppe budgétaire prévue à l’avance.
Manière non seulement de gérer la pénurie par la mise en concurrence des services et établissements, mais aussi d’ignorer le fait que chaque pathologie, et surtout chaque malade est un cas particulier qui ne rentre jamais totalement dans les cases. Les soignants le savent bien, mais sont obligés de se plier au jeu tout en continuant à faire leur travail avec le plus d’humanité, et une sacrée dose de dévouement compte tenu de salaires de misère.
Le directeur lui-même est pris en tenailles entre la réalité et les injonctions venues d’en haut, témoignant de sa solitude et de son désarroi alors qu’il doit en permanence arbitrer entre plusieurs nécessités : par exemple, faire réparer un ascenseur en panne ou acheter ce matériel dont le bloc a besoin ? « C’est comme si l’on devait tenir le front avec un régiment alors qu’il nous faudrait quatre divisions blindées », admet-il face caméra, alors qu’en réunion il doit essuyer les revendications légitimes des représentants des salariés.
Outre cette tension palpable à tous les échelons entre des moyens insuffisants et des demandes fortes, le documentaire rappelle que l’hôpital est une véritable usine au sens figuré comme au sens propre. Pour que les soins puissent fonctionner, de nombreux services annexes s’avèrent indispensables, tels la laverie, qui traite pas moins de 14 tonnes de linge par jour, ou les cuisines qui préparent 4 600 repas quotidiens, tout en devant prendre en compte les diverses restrictions alimentaires.
Le documentaire zoome encore sur la zone transit, qui comme son nom l’indique, s’assure de l’acheminement de tout ce qui entre et sort de l’établissement, grâce à une armada de manutentionnaires, sans lesquels l’activité s’arrêterait. Le tout forme une grande chaîne d’interdépendance. Narré par la chaude voix du romancier Daniel Pennac, La fabrique des soins souligne ainsi utilement combien il est urgent de prendre soin des soignant.es, afin qu’eux-mêmes puissent prendre soin de nous. Une évidence qui ne semble pas apparaître comme telle en haut lieu.
La fabrique des soins, par Marion Angelosanto, disponible sur france.tv jusqu’au 30 septembre
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