Romans de l’été : « La ligne de beauté » d’Alan Hollinghurst, le grand roman du thatchérisme
Couronné du prestigieux Booker Prize à sa publication en 2004, La ligne de beauté épouse la vie de Nick Guest, étudiant en littérature frais émoulu d’Oxford, s’installant à Londres au début des années 1980 chez les parents d’un ami pour préparer sa thèse sur Henry James. Etoile montante du parti conservateur, Gerald Fedden, son hôte, vient d’être élu député avec la vague, que l’auteur qualifie de « catastrophe naturelle », qui a ouvert les portes de Downing Street à Margaret Thatcher.
Nick, fils de modestes antiquaires de province, est soudain projeté dans le milieu de l’aristocratie et de la grande bourgeoisie britanniques. Mais « comme son héros Henry James », il sent « qu’il serait capable de “supporter une grande quantité d’objets dorés” ». S’il devient un intime de la famille, si son homosexualité est acceptée (pour autant qu’elle soit tue), Nick restera toujours un élément extérieur, un invité (« guest ») jamais sûr de sa place, comme l’auteur le suggère par de subtiles notations.
Hollinghurst met en scène avec une finesse et une drôlerie réjouissantes la vanité et la sottise de ce milieu privilégié, saisi dans l’entre-soi souvent à la faveur de longues scènes de repas copieusement arrosés de vins français. Car bien qu’ils possèdent un Guardi accroché au-dessus de leur cheminée et qu’ils accueillent des récitals privés dans leur salon, les Fedden restent des philistins pour qui l’art est un outil au service de leur ascension sociale.
La dame de fer fait son apparition
Personnage omniprésent dans les conversations, toujours attendue et jamais là, Margaret Thatcher est le point nodal vers lequel convergent les désirs, masculins pour l’essentiel, de cette petite société. Les mérites de la Première Ministre y sont vantés en termes sensuels, ses cheveux tellement bien coiffés, ses yeux si bleus.
Personnage omniprésent dans les conversations, Margaret Thatcher est le point nodal vers lequel convergent les désirs de cette petite société
Apogée précédant la chute : le livre culmine avec la réception donnée par l’ambitieux député en l’honneur de la dame de fer qui, enfin, fait son apparition, vêtue d’une veste lui donnant l’air d’une chanteuse de country. Lors d’une mémorable scène, elle danse une valse avec Nick, ivre et cocaïné à bloc.
Hollinghurst sait faire reluire le toc des années 1980, orgie vouée à ne plus finir pour les classes supérieures soudain décomplexées : « The economy’s in ruins, no one’s got a job, and we just don’t care, it’s bliss » (« L’économie est en ruine, personne n’a de boulot, et on s’en fout, c’est l’extase »), déclare tout à trac un haut fonctionnaire.
La fête est finie
Plongé dans cette fête permanente, Nick ne trouve pas d’emploi réel pour son intelligence et son regard d’esthète. Et comme souvent les idéalistes peu sûrs d’eux-mêmes, il prend ce qu’on lui tend, ce qu’on lui lâche ou bien simplement ce qui passe à sa portée. Et le moins que l’on puisse en dire, c’est que le plateau qu’on lui présente est chargé. Passant des bras de Leo, modeste employé municipal noir, au lit de Wani, héritier d’un magnat libanais de la grande distribution, Nick a tout loisir, grâce à la fortune de ce dernier, de suivre sa ligne de beauté.
La ligne de beauté, c’est la ligne serpentine – une courbe en S – qui, aux yeux du peintre William Hogarth, symbolisait dans toute œuvre la vie même. Dans la vie de Nick, la ligne de beauté, c’est aussi bien son projet ruineux d’une revue d’art de luxe financé par le père de Wani, que la chute de reins des garçons avec qui les deux amants s’adonnent à des actes sexuels de plus en plus mécaniques, ou encore la ligne de cocaïne tassée sur un livre d’Henry James avec une carte de crédit.
Mais la courbe en S finit par changer de sens : la fête s’interrompt brutalement avec l’arrivée fracassante du sida et le scandale qui l’accompagne. Les masques tombent et les portes du milieu qui l’avait accueilli se ferment subitement pour Nick. Il peut alors contempler, effaré, le chemin parcouru, constater qu’il est bien là où il avait toujours voulu être, mais que le prix à payer en est exorbitant, que ses victoires ont le goût amer des fruits cueillis trop tôt.
La ligne de beauté, Alan Hollinghurst, Fayard, 2005.
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