Vous êtes sans doute en train de vous demander comment elles ont fait pour s’unir légalement dans un tel contexte. Et c’est assez malin : Evie est une femme transgenre, mais elle n’a pas encore changé son genre sur ses documents. Un petit contretemps qui a permis au couple de contourner la définition restrictive du mariage dans le pays, du moins sur le papier.
Georgiana et Evie se sont rencontrées sur Tinder en octobre 2021 et, fidèles aux stéréotypes des relations lesbiennes, ont emménagé ensemble un mois plus tard. En décembre, Georgiana fait sa demande en mariage et Evie fait de même en avril — la double demande en mariage est l’une des façons dont la communauté LGBTQ+ tente de repenser l’industrie du mariage.
« Nous avons décidé de précipiter un peu le mariage parce qu’Evie voulait changer son genre sur sa carte d’identité. Après ça, nous n’aurions plus pu nous marier », m’avait raconté Georgiana lorsque je m’étais entretenue avec les futures mariées une semaine avant le grand jour. Toutes deux avaient déjà été mariées auparavant. Georgiana a divorcé en 2016, et Evie, qui a eu un enfant avec sa précédente partenaire, a divorcé en 2021 après avoir fait son coming out en tant que femme trans.
Elle était alors âgée de 36 ans, et ce coming out avait mis un point final à un long épisode de dépression inexplicable. « Dans la communauté trans, on appelle ça de la gymnastique mentale », m’avait-elle expliqué. « Au lieu d’accepter que vous êtes trans car cela vous causerait d’innombrables problèmes, vous commencez à trouver toutes sortes d’autres raisons à votre dépression. »
Si faire sa transition a demandé beaucoup de temps à Evie, le faire en tant qu’adulte plutôt qu’en étant enfant ou ado a, selon elle, ses avantages. « Tu accordes déjà moins d’importance à l’opinion des autres, tu ne risques plus de te faire emmerder à l’école et puis tu ne dépends plus de tes parents », m’avait-elle confié. « Tu gagnes ta vie, tu as ton propre appart et tu n’es plus bouffée par la peur que tes parents te foutent dehors ».
« Mon père m’a dit qu’il était d’une autre génération et qu’il n’arrivait pas à comprendre. »
C’était une crainte bien réelle pour Evie, d’autant plus que sa mère ne l’accepte toujours pas. « Elle m’a dit avoir eu l’impression de perdre un enfant, et qu’une étrangère avait maintenant pris sa place ». Même son meilleur ami a fini par s’éloigner d’elle. Mais finalement, la joie de la transition s’est avérée plus puissante que la douleur de perdre des gens. « Je me suis fait de nouveaux amis, de toute façon », avait-elle ajouté.
Sans oublier que certains de ses proches l’ont soutenue depuis le début, notamment son ex-femme et sa fille, qui l’appelle désormais « maman » lorsqu’elle va passer du temps chez elle et Georgina.
Georgiana et Evie ont choisi de se marier le 9 juillet, quelques heures avant la Pride de Bucarest. À l’intérieur de l’hôtel de ville, je me suis sentie très mal à l’aise en voyant tous ces couples hétérosexuels attendant de se marier devant leurs familles — je ne suis pas très portée sur les mariages. Je n’ai retrouvé mon calme qu’au moment de voir apparaître le joyeux couple accompagné par la mère de Georgiana et quelques amis. Georgiana portait un très beau costume et une paire de talons hauts, tandis qu’Evie rayonnait dans une robe d’été colorée portée sur des sneakers.
Malheureusement, le père de Georgiana n’était pas présent. « Il m’a dit qu’il était d’une autre génération et qu’il n’arrivait pas à comprendre », m’a confié la jeune femme. Les parents d’Evie n’étaient pas là non plus. « Quand j’ai annoncé à ma mère que j’allais épouser Georgiana, j’ai vu son visage changer et elle s’est mise à pleurer. Je lui ai dit que si elle n’arrivait pas à être heureuse pour nous, elle ne devait pas venir », m’a raconté Evie. Malgré tout, elle pense encore que sa mère pourrait changer d’avis d’ici à l’année prochaine, lorsque le couple organisera une grosse fête qui réunira leurs amis et familles respectives.
« Je pense que les fonctionnaires feront de leur mieux pour nous montrer qu’ils ne sont pas d’accord avec la situation. Mais à la fin de la journée, ils seront bien obligés de faire leur travail. »
Après quelques embrassades et blagues encourageantes, notre groupe a été appelé à la porte de la mairie où leur ont été demandés les documents « du marié et de la mariée ». « Ils vont probablement m’appeler par mon ancien nom, je ne m’attends pas à autre chose de leur part, honnêtement », me disait Georgiana. « Je pense que les fonctionnaires feront de leur mieux pour nous montrer qu’ils ne sont pas d’accord avec la situation. Mais à la fin de la journée, ils seront bien obligés de faire leur travail. »
C’est qu’Evie et Georgiana étaient arrivées bien préparées — les jours précédant le mariage, elles s’étaient lancées dans des recherches approfondies sur les lois relatives à la discrimination fondée sur le sexe, l’orientation sexuelle et l’apparence afin d’éviter tout problème potentiel. Elles se sont donc présentées à cette cérémonie comme si elles avaient dû pénétrer un tribunal, armées d’un bon paquet de pages imprimées contenant toutes les règles et réglementations.
La loi roumaine indique qu’il est illégal de refuser à quelqu’un un service public pour des raisons de race, de nationalité, d’ethnie, de religion, de catégorie sociale, d’âge, de sexe ou d’orientation sexuelle. Elle stipule également qu’il est illégal de refuser de marier une personne en raison de la façon dont elle choisit de se présenter.
Malgré ce que dit la loi, le couple a quand même été empêché d’entrer dans la cour de la mairie par la personne qui a pris leurs documents, leur disant que quelqu’un viendrait s’entretenir avec elles. Cinq minutes plus tard, nous avons vu une dame d’âge moyen portant une écharpe du drapeau roumain descendre les escaliers et leur demander qui était le marié.
« Moi », a répondu Evie sans sourciller. « Monsieur, il y a un problème. Je ne peux pas vous marier si vous ne rentrez pas chez vous pour vous habiller correctement, comme un homme », a rétorqué la fonctionnaire. « Excusez-moi, mais pourquoi ne me dites-vous pas de rentrer chez moi pour m’habiller correctement, comme une femme ? » a ajouté Georgiana, d’un ton poignant. « Silence, je ne vous parle pas à vous, mais au monsieur ici présent ! » fut la réplique de la dame, confirmant que « transphobie » va souvent de pair avec « misogynie ».
Les portes du cirque étaient officiellement ouvertes. Alors que les deux femmes montraient à la fonctionnaire la preuve de leur droit à se marier, celle-ci insistait pour qu’Evie rentre chez elle et mette un pantalon. « Où est-il spécifié dans la loi comment il faut s’habiller à l’état civil ? », lui a demandé Georgiana. « Nous sommes en Roumanie et ici, il n’y a pas d’hommes en robe », a répondu la fonctionnaire.
Finalement, la dame est revenue vers nous, mais pour leur refuser le service une fois de plus. Pendant ce temps, les personnes autour de nous assistaient à la scène. Certains riaient, d’autres filmaient avec leurs téléphones.
« Voulez-vous vraiment gâcher la journée la plus importante de ces deux personnes qui s’aiment simplement à cause des vêtements qu’elles portent ? »
Commençant à douter que nous allions nous en sortir, je me suis retrouvée à m’adresser à la dame, les larmes aux yeux. « Madame, voulez-vous vraiment gâcher la journée la plus importante de ces deux personnes qui s’aiment simplement à cause des vêtements qu’elles portent ? »
Finalement, je ne sais pas trop ce qui a marché, l’empathie de la dame ou le devoir de respect de la loi. Elle a passé un autre long coup de fil, est revenue vers nous et nous a laissés entrer dans le bâtiment, nous indiquant cependant que nous ne pouvions pas prendre de photos. « Pourquoi ? C’est un moment aussi spécial pour nous que pour tous ceux qui se marient ! » s’est ulcéré Georgiana. La meuf devait être au bout du rouleau, car elle a simplement fait un signe de la main et a accepté avec lassitude.
Une fois à l’intérieur, la fonctionnaire a commencé à lire le texte du mariage civil, soulignant avec ferveur que « le mariage est l’union d’un homme et d’une femme », même si ce passage n’est pas compris dans le texte original. Elle a cependant terminé son discours par « Félicitations et je m’excuse pour les soucis occasionnés. Mais que dire, je n’ai jamais été témoin d’une telle chose de toute ma vie ». Ce à quoi quelqu’un du groupe a répondu : « Les temps changent, madame ! Préparez-vous, car vous en verrez de plus en plus ! »
Les célébrations se sont poursuivies dans un restaurant LGBTQIA+ friendly, où nous avons trinqué avec une coupe de bulles. Nous nous sommes ensuite tous dirigés vers la Pride de Bucarest.
Ce grand moment étant derrière nous, les jeunes mariées et les membres de la communauté LGBTQIA+ de Roumanie sont impatients de voir ce qui se passera après qu’Evie aura légalement changé de sexe. En attendant, il s’agit d’un précédent important pour la Roumanie, qui j’espère donnera de l’espoir aux jeunes queers qui vivent dans la crainte d’être eux-mêmes au sein d’une société qui leur est toujours hostile. Si je suis généralement assez insensible aux mariages, cette fois-ci, je dois bien avouer avoir laissé échapper quelques sanglots.
« Pourquoi tu pleures ? » m’a demandé Georgiana. Je me suis mouchée et j’ai souri à travers mes larmes. « Parce que c’est le monde dans lequel j’aimerais vivre », je lui ai répondu.
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