On est en 2005 et Maurizio Ferrara, 51 ans aujourd’hui, aussi connu en tant que DJ Athome, est déjà actif dans la musique. Il se souvient qu’à l’époque, sur l’une des photos de profil d’Hugo, il avait repéré un poster du compositeur allemand Felix Kubin affiché au mur, en arrière-plan. Du coup, forcément, ça a matché à tous les niveaux. « C’était une super époque en termes de réseaux, dit-il. Y’avait aussi MySpace où tu pouvais poster des photos de parties de ton corps nu avec de la musique. Le rêve ! »
Avant leur rencontre, Hugo et Maurizio ne se reconnaissaient pas dans une scène gay principalement représentée par de hommes minces, qui écoutent de la musique pop et accordent beaucoup d’importance à leur apparence. « Je me disais : “J’ai quitté mon petit village, abandonné des ami·es et mes parents, pour conquérir mon indépendance et étudier à Rome, pour ça ? Vraiment ?” », se rappelle Hugo.
Heureusement, ils n’étaient pas les seuls à ressentir cette amertume. C’est un ami anthropologue queer d’Hugo qui lui parle, vers la fin des années 1990, de l’existence de soirées pour les bears à Cologne et Berlin. Inspiré, Hugo co-fonde alors SubWOOFER dans les années 2000 avec WarBear, des teufs par et pour les bears qui ont tenu une bonne dizaine d’années, et que Maurizio a rejoint après leur rencontre, en tant que DJ résident.
La SubWOOFER (qui signifie « caisson de basses », mais qui fait aussi référence au WOOOFchat, un chat de rencontre bear) était un événement mensuel qui durait trois jours, avec la « Welcum’ Party » la veille, et le sauna – lieu de rencontre emblématique de la culture gay – le lendemain ou en after. L’objectif était d’envoyer un message clair aux bears : vous n’êtes pas seuls, vous pouvez exister et faire la fête dans cet espace. « Avant, je me demandais si j’étais le seul à fantasmer sur des ouvriers qui travaillaient dans la rue, mais que je ne pouvais clairement pas approcher », confie Hugo. SubWOOFER rassemblait ce genre de corps et leur permettait de se rencontrer pour expérimenter ensemble le clubbing.
Pour toucher leur public, le duo collait notamment des autocollants dans les toilettes des lieux de cruising avec pour message « Your Body Is A Revolution » (Ton corps est une révolution), des stickers qui mettaient en avant des ventres et autres parties de corps. « Quand t’es dans un sauna, t’es un corps, je me fiche que tu sois un prêtre ou un politicien », dit Hugo.
« L’essence de ces fêtes bear, c’est que les personnes sur le dance floor n’avaient jamais pu se sentir exister sous le regard d’autres mecs, remet Maurizio. Ces fêtes leur ont offert un sentiment qu’elles n’avaient jamais connu auparavant. Beaucoup de gens avaient plus de 60 ans, t’imagines ? Devoir attendre si longtemps pour se rendre compte qu’il est possible d’être considéré quelque part, qu’il y a un endroit où tu peux avoir ta place. »
Pendant toute sa période d’activité, le dance floor des teufs SubWOOFER était effectivement rempli de personnes grosses et âgées qui ne répondaient pas aux stéréotypes de la communauté gay. « On leur refusait tout simplement l’entrée dans les clubs gays, s’indigne Maurizio. “Vous n’êtes pas le genre du club, désolé.” C’est choquant parce que c’est une double exclusion : ils étaient confrontés à des situations horribles. »
Plutôt qu’un beat qu’on anticipe à coup de huit temps, la musique redevient ce qu’elle est : de la matière sonore.
Malgré un changement de paradigmes qui laissait présager un avenir plus inclusif, des standards de beauté ont également émergé au sein même de la communauté bear. Une sorte de modèle du bear lissé, « parfait », plus performatif a commencé à prendre place. Hugo explique qu’il a ressenti ce standard s’installer et n’a d’ailleurs jamais été attiré par ces bears, mais plutôt les bears anonymes, bossant au bar, dans un taxi ou autre. Maurizio, quant à lui, rejette complètement cette culture de la beauté. « Non, tout le monde n’est pas beau ! Nous, on veut un espace pour les personnes qui ne correspondent pas à cette pensée capitaliste, dit-il. Les gens viennent ici pour danser et s’exprimer, pas pour être beaux. »
D’un point de vue musical, Hugo et Maurizio cherchent également à challenger le clubbing. « On avait les soirées gay où on joue Lady Gaga et Madonna, et c’est super, lance Hugo. Mais on voulait autre chose, quelque chose de plus animal. » Plusieurs raisons expliquent la lenteur des tracks et des DJ sets de F2C. À la base, il s’agissait d’une envie d’expérimenter, mais de manière assez radicale. « On ne jouait pas à 110 BPM, ce qui était déjà à la mode, mais on faisait directement des sets à 98 BPM, dit Maurizio. Maintenant, on doit être à du 80. »
En expérimentant, le duo réalise que le fait de ralentir les sons crée un nouveau groove plus sexy, qui rejoint également leur activisme. « Parce que le public des SubWOOFERS était composé de gens gros, ils bougeaient plus facilement sur des rythmes plus lents », explique Maurizio. « Les corps gros ont besoin de plus d’accents et de variation dans la musique », ajoute Hugo.
Ce nouveau souffle lent a aussi été un moyen pour eux de se rendre compte que ce n’est pas parce qu’on joue en club qu’on doit jouer de la dance music ou de la techno. « Ça m’a permis de me réapproprier la culture clubbing et de m’amuser avec des disques, poursuit Hugo. Quand tu débutes en tant que DJ, tu penses qu’il faut jouer une musique à un moment particulier. Mais plus tu te libères de cette vision, plus les gens acceptent le défi, si c’est fait en réciprocité avec le public. »
Maurizio observe que l’impact de cette pratique est multiple. Elle a un impact cognitif qui pousse le public à s’interroger : « D’habitude c’est différent. Comment est-ce que je peux danser sur ce son ? » À cela s’ajoute l’effet corporel, car on ressent un nouveau groove, plus sensuel. Et plutôt qu’un beat qu’on anticipe à coup de huit temps, et dont on connaît parfois les paroles, la musique redevient ce qu’elle est : de la matière sonore.
Le duo remarque que dans les clubs hétéros où ils jouent, les premiers corps à réagir et s’adapter à leur musique sont souvent les corps féminins. « Iels se disent : “Enfin, le boom boom d’hommes alpha est terminé et je peux laisser mon corps s’exprimer” », dit Hugo. Ensuite, certains corps masculins acceptent le défi, alors que d’autres s’exclament dans l’espoir de voir le BPM remonter. « Les gens qui crient “Allez là !” en club, au moins on s’en débarrasse ! », plaisante Maurizio.
« On est vieux, gros, et on n’est pas à la mode. Mais on est là. »
Sortir le public de sa zone de confort, c’est ça le rôle d’un·e DJ selon Front de Cadeaux. Leur dernier album, sorti en septembre dernier, s’intitule We Slowly Riot. Ce titre, très représentatif de leur intention, s’apparente à la célèbre phrase « Hâte-toi lentement », du latin « festina lente ». C’est l’idée d’une révolution lente, mais efficace. « C’est ralentir pour aller de l’avant », dit Maurizio. « Et quand une chose est accomplie, on ne peut plus revenir en arrière ou la défaire », ajoute Hugo. Une évolution lente et efficace qu’on aimerait observer dans bien de domaines.
Autre élément qui lie les deux artistes : l’exploration de la relation entre les psychédéliques et la musique. Maurizio étant également psychologue et faisant de la prévention chez Infor-Drogues, il est bien placé pour comprendre et analyser cette relation. « Il arrive que des gens nous disent “J’ai pas pris de drogue, mais je me sens défoncé, qu’est-ce qu’il y a dans cette musique ?”, raconte Hugo. On n’a pas découvert une formule, mais on a expérimenté des choses et ça fait partie du projet. » Plusieurs titres de leurs tracks représentent d’ailleurs cette recherche, comme le récent La Ketamine, ou encore Infodrogue, sorti il y a huit ans déjà.
Cette double casquette offre à Maurizio une place de confiance privilégiée pour ses patient·es, qui n’ont pas besoin d’expliquer en long et en large les drogues qu’iels consomment en club, puisqu’il connaît le milieu. Parfois, ça donne aussi lieu à des situations cocasses. Il se rappelle notamment d’un patient qui lui a dit en consultation : « Samedi dernier, j’étais tellement défoncé que j’ai cru que vous étiez le DJ ! » Effectivement.
En gros, Front de Cadeaux, c’est une lente révolution de la musique, du clubbing, des corps et des mentalités trop étriquées. « C’est le moteur de Front de Cadeaux, conclut Maurizio. Si on devient conventionnel et genré, alors il est temps d’arrêter de faire de la musique. » Pour le moment, il n’en est pas question, et le duo compte bien continuer à ouvrir le débat en ce qui concerne le son, les corps et les drogues. Hors des sentiers battus, mais au centre de plusieurs sujets de réflexion qui importent et pour lesquels on manque parfois de références.
« On est vieux, gros, et on n’est pas à la mode. Mais on est là, conclut à son tour Hugo. Pour moi c’est aussi une utopie : je pourrais être votre grand-père et je mets de la musique à vos soirées. Ou dans d’autres situations, je danse en club devant un·e DJ beaucoup plus jeune. Cet aspect intergénérationnel est important. Les gays peuvent danser toute leur vie. On ne s’arrêtera jamais de danser ! »
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