Lorsque KOSO est revenu à Yangon en février dernier, sa ville natale était très différente de ce à quoi il s’attendait. C’était deux ans après le coup d’État militaire qui avait renversé l’ancienne dirigeante Aung San Suu Kyi pour la remplacer par le général Min Aung Hlaing. Un coup qui avait plongé la capitale dans des vagues de protestations et de répression, aggravant une récession économique déjà bien amorcée par la pandémie de Covid-19. Si le guitariste londonien a constaté que Yangon avait retrouvé un semblant de normalité — malgré quelques coupures de courant ici et là —, il ne s’attendait pas à y découvrir une vie nocturne bouillonnante, se préparant plutôt à un retour au calme dans son pays d’origine.

« Avant le coup d’État [et la pandémie], la nightlife de Yangon était presque entièrement dominée par l’Electronic Dance Music (EDM) », se souvient KOSO. « Il n’y avait qu’un seul club dédié à la techno [appelé Level 2, NDLR]. À part ça, il y avait quelques festivals occasionnels sponsorisés par des sociétés d’alcool étrangères, comme Heineken ; c’était à peu près tout ce que Yangon avait à offrir en matière de musique électronique. »

Quand la pandémie et le coup d’État militaire ont frappé le pays, les touristes étranger·es et les expatrié·es sont partis en masse, laissant un vide important dans la scène musicale électronique déjà très niche de Yangon. Quand les restrictions sanitaires se sont quelque peu relâchées et que la brutalité de la prise de pouvoir militaire s’est transformée en quotidien banal sous la junte, de nombreux·ses artistes du pays ont saisi l’occasion de reconquérir la scène underground, à la grande surprise de KOSO.

Loin des grandes têtes d’affiche internationales et de la culture servie en bouteille qui caractérisait la vie nocturne de Yangon avant la pandémie, cette communauté grandissante expose désormais une nouvelle génération de ravers à des sons plus hards et plus expérimentaux, ainsi qu’à l’histoire politique intrinsèquement révolutionnaire qui va de pair avec la musique techno.

Porté par cet élan, KOSO a décidé de contribuer au mouvement. Inspiré par la scène techno underground de Londres, où il a étudié et trouvé son surnom, le jeune homme a réaménagé le troisième étage du bar-restaurant appartenant à sa famille pour en faire un lieu dédié à la musique underground. C’est ainsi qu’est né le Red Room.

Après seulement cinq mois, ce lieu est devenu l’un des plus populaires de la scène underground fourmillante de Yangon. Une scène qui trouve ses racines dans la culture KTV apparue au plus fort des confinements dans la capitale, quand les client·es tentaient d’échapper au couvre-feu en louant de grandes salles de karaoké. « À cette époque, un véritable sens de la communauté s’est formé autour de la vie nocturne et du fait de vivre en dehors du couvre-feu [et du confinement] », a déclaré KOSO à VICE. D’après lui, le Red Room est né des mêmes besoins.   

Le lieu s’est rapidement développé pour accueillir des soirées techno, concrétisant le rêve du fondateur de fournir un lieu de rencontre pour les artistes techno du pays et les ancien·nes habitué·es du Level 2. Le club est également devenu le siège de deux soirées récurrentes : Underworld, pour des beats plus hards et industriels, et les soirées Cosmic Bodies, dédiées à la musique trance. Bien que KOSO gère le Red Room tout seul, il a ouvert la porte à des DJs résident·es, un pas de plus vers la consolidation de la communauté underground qu’il envisage de mettre en place.

Martin, connu dans le milieu sous le nom de UNKNW, est devenu le principal DJ résident du Red Room après avoir envoyé à KOSO le premier morceau qu’il avait produit. Issu du monde des relations publiques, le jeune homme a quitté son job en entreprise au bout de deux ans afin de se consacrer entièrement à la production musicale. « Après le coup d’État, l’EDM a beaucoup reculé au Myanmar », explique-t-il, évoquant le départ soudain des client·es étranger·es. Même quand les grands clubs ont rouvert, UNKNW a cherché à échapper à ce qu’il décrit comme la « corruption de la scène nightlife mainstream », principalement due à la consommation de drogues de client·es qui ne s’en cachent plus.

« J’ai commencé à rechercher des soirées indépendantes qui mettent encore l’accent sur la musique et l’esprit rave, et j’ai découvert le Red Room grâce à Instagram », ajoute-t-il. À la même époque, UNKNW produisait son premier morceau hard techno, un genre qui, selon lui, reste encore largement inexploré sur la scène musicale du Myanmar, et qu’il a fini par sortir sur un label berlinois.

UNKNW souligne le contraste entre « l’absence d’idéologie des DJs dans les clubs EDM » au Myanmar et le genre de techno qui caractérise le Red Room : « La techno est intrinsèquement révolutionnaire, elle possède des racines sociopolitiques très claires et une histoire portée par les sociétés opprimées », un bagage qu’il compare à la banalité de cette vie sous l’armée au cours des deux dernières années.

Ce nouvel intérêt des ravers pour une musique sombre et hard doit d’après lui être replacé dans ce contexte, citant un désir pressant d’évasion : « [Les jeunes de Yangon] sont confronté·es à une répression économique et à une crise politique. La techno leur offre une occasion unique d’évasion, une évasion rendue possible par la communauté qui s’est formée autour du genre. »

Ce sentiment de communauté est renforcé par la diversité croissante au sein du mouvement underground de Yangon, ce qui distingue encore davantage cette scène des clubs mainstream. Lalit, qui collabore fréquemment avec le Red Room, est l’un·e des rares artistes ouvertement queer de la ville à explorer les domaines des identités transgenres et non binaires, thèmes qui restent largement inexploités dans la vie nocturne et la scène artistique de Yangon. « La majeure partie de la communauté queer locale s’adresse aux hommes gays. Il n’y a qu’un seul club gay à Yangon, mais il s’agit davantage de drag shows que de musique en tant que forme d’art », explique-t-iel.

L’artiste originaire de New York, qui rendait fréquemment visite à des membres de sa famille au Myanmar avant de s’installer dans la capitale il y a plus d’un an, a remarqué un fort contraste dans la communauté queer du pays avant et après la prise de pouvoir par l’armée du Myanmar, appelée la « Tatmadaw ». Iel explique qu’il y avait auparavant une plus grande communauté homosexuelle active à Yangon, « mais que le coup d’État a tout fait reculer, qu’il s’agisse des structures sociales, des infrastructures et de la qualité de vie en général ». Iel fait également état d’une « culture rétrograde en matière d’expression sexuelle » qui rend difficile la remise en question des normes de genre au Myanmar, même à Yangon, pourtant l’une des villes les plus progressistes du pays.

En s’installant à Yangon, Lalit a vu dans le mouvement underground naissant une occasion de remettre en question les normes patriarcales par le biais de la création de communautés et de la production musicale. Faisant écho aux propos d’UNKNW, Lalit pense que l’attrait actuel de la scène est dû en grande partie à la nécessité d’échapper à la vie quotidienne : « Les gens ici ont besoin d’exutoires, de davantage de moyens pour établir des liens significatifs les uns avec les autres. Il y a beaucoup de rage refoulée au sein de la population locale, et je crois que de la musique plus hard peut aider à traiter ces lourdes émotions. »

Iel souligne encore le véritable challenge relevé avec succès à la lumière d’un tourisme restreint qui rend presque impossible d’attirer des étranger·es. « C’est plus facile de s’adresser à des personnes plus aisées venant de l’étranger, mais cette scène s’épanouit ici sans aucune influence occidentale, dit-iel. Cette caractéristique la rend plus authentique et attrayante. C’est pas uniquement une copie conforme des scènes d’autres villes », en particulier à un moment où d’autres scènes underground d’Asie du Sud-Est profitent du tourisme pour tisser des relations et générer des contacts utiles.

Sans oublier que le départ des étranger·es a permis à de nombreux·ses artistes et collectifs de renouer avec la scène festive de Yangon, aidant les foules à développer un goût pour les différents genres de musique électronique. C’est cette opportunité qui a inspiré la création de Groove Culture, le principal collectif du Myanmar dédié à la musique house et techno. Formé par cinq amis qui se sont rencontrés avant le coup d’État dans les soirées du Level 2, le collectif a pour objectif d’exposer les foules à la musique house et de cultiver l’appréciation du genre.

Sarvu, l’un des membres fondateurs du collectif, a expliqué à VICE comment le coup d’État a servi de catalyseur à l’émergence de Groove Culture : « Il existait auparavant une petite scène EDM, mais elle était fortement saturée par les étranger·es. Les locaux ne s’intéressaient pas nécessairement à la musique, et suivaient surtout les grands rassemblements et les festivals. » La mission de Groove Culture évolue selon lui dans ce contexte, citant le désir d’éduquer le public sur la manière d’apprécier toute la diversité de la musique électronique.

Bien que la scène locale reste petite, Sarvu souligne qu’elle est animée par un sens de la communauté et de l’entraide important, et décrit le projet de KOSO comme un lieu indispensable pour les collectifs à la recherche d’une véritable communauté musicale pour leurs soirées. « Trouver des lieux a été un défi considérable parce qu’avec le couvre-feu [de minuit à 4 heures du matin, NDLR], il devenait très difficile d’organiser des events à cette heure de pointe », a-t-il déclaré. Le couvre-feu et d’autres restrictions empêchent les groupes underground d’utiliser les espaces ouverts qui accueillaient autrefois les grands festivals EDM parrainés par l’étranger. Les bars KTV et les clubs, comme le Red Room, deviennent la meilleure (et unique) option disponible.

Les participant·es sont alors confronté·es à des problèmes d’accessibilité, la plupart des raves demandant environ 20 900 kyats (9,20 euros) pour l’entrée, ce qui représente un coût important pour beaucoup, compte tenu du salaire minimum de 4 800 kyats (2,11 euros) en vigueur au Myanmar.

Malgré ces difficultés, Sarvu garde espoir qu’à mesure que le collectif grandira, il sera en mesure d’organiser des événements plus importants, destinés à un public qui commence lentement à apprécier des sons plus underground, surtout la musique house : « On a attiré un public plus diversifié qu’à l’époque du Level 2. Il y a davantage de jeunes pros qui assistent à nos events, et plus seulement des étudiant·es. » Il nous a fait part de son intention d’organiser prochainement un festival underground, un projet de giga rave qui, espère-t-il, consolidera la communauté qui se construit autour de Groove Culture et des autres collectifs qui tapissent l’underworld de Yangon.

Alors que cette « nouvelle normalité » quotidienne a indéniablement fait des ravages au sein de la population locale de Yangon, en particulier chez les jeunes, les sons qui résonnent entre les murs du Red Room donnent un aperçu de la manière dont une communauté peut se former face à l’adversité et contribuer à la construction d’espaces plus safes et inclusifs, un beat après l’autre.

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