J’ai été victime de violences physiques et psychologiques de la part d’un ex que j’aimais éperdument. Cette phrase a beau être une pure énonciation de faits, encore aujourd’hui j’ai du mal à en accepter la vérité. L’impression d’exagérer, la honte de m’être laissée faire, la dissonance entre l’image que j’avais d’une victime et l’image que j’ai de moi-même, la peur du conflit – me testez pas, je peux vous lister mille raisons pour lesquelles je préfèrerais garder secret ce douloureux épisode de ma vie. Et pendant des années, c’est ce que j’ai fait. Quand j’ai finalement décidé de briser mon silence, le calvaire ne s’est pas arrêté ; et ça, c’est une étape du processus de survie dont on ne parle pas souvent.
Dans une tentative de donner une place à ce chapitre de mon histoire, j’ai décidé qu’il était temps de tout déballer. Et parce que mon récit est loin d’être un cas isolé, j’ai pris l’initiative de le recouper avec celui d’autres victimes. Ensemble, on vous raconte pourquoi on a gardé le silence, comment on a fini par en parler et ce qui nous aide à aller de l’avant.
« On a une relation très passionnelle. » C’est ce que je disais quand quelqu’un pointait du doigt les tendances colériques de ce jeune homme avec lequel j’avais décidé de me mettre en couple. Certes, ses réactions étaient parfois extrêmes, mais c’est parce qu’il m’aimait si fort – en tout cas, c’est ce dont je m’étais convaincue. Alina*, 27 ans aujourd’hui, n’en avait que 17 quand elle est tombée follement amoureuse de son ex. Pendant huit ans, elle a entretenu une relation à longue distance avec lui. « Il voulait tout contrôler, de mes vêtements à mes choix en matière d’études. Il critiquait mes ami·es, mes sœurs. C’était mon premier amour, alors je pensais que c’était normal. »
Romy* (28 ans) a passé sept ans dans une relation avec quelqu’un qui la maltraitait psychologiquement et physiquement : « Dans ses bons jours, il me donnait vraiment beaucoup d’amour. Avec lui, je me sentais spéciale. Je l’aimais à la folie et je savais qu’il avait eu une enfance traumatisante, alors je lui pardonnais ses “excès”, parce que je comprenais sa peine. Je pensais que c’était mon rôle de l’aider à porter cette douleur, même si ça voulait dire que moi aussi, je devais souffrir. Un jour, il m’a même dit : “Ce sont les gens que t’aimes le plus qui te blessent le plus.” Ça, ça m’a marquée. »
Il est difficile de s’imaginer être un jour victime de coups et de manipulations, surtout de la part d’une personne qu’on aime et qui, à priori, nous aime aussi. « Comment ai-je pu être aussi aveugle », comme me l’a répété si souvent le petit diable sur mon épaule ? Moi, la féministe grande gueule qui trouve toujours le mot juste pour conseiller mes ami·es ? Les mots de Romy résonnent en moi : « La violence domestique, c’est pas quelque chose qui se pointe d’un coup : ça commence tout petit, et ça grandit lentement mais sûrement, et tout à coup tu te retrouves dans une relation intensément malsaine – pour le monde extérieur, en tout cas. Parce que pour toi et ton partenaire, c’est une forme d’intimité qui s’est complètement normalisée. »
« Quand quelqu’un me faisait une remarque sur son comportement, je filtrais ce que je racontais pour ne pas éveiller les soupçons. »
Il y a quelque chose de presque romantique à une situation si extrême, que personne d’autre ne soupçonne, que personne ne pourrait comprendre. C’est votre jardin secret. On en vient à se gaslighter soi-même : Romy m’explique que pendant toute la durée de sa relation, elle n’a jamais considéré sa situation comme s’apparentant à de la violence domestique. « Quand on était encore ensemble, j’ai toujours justifié son agressivité en disant que c’était quelque chose qu’il ne contrôlait pas et qui n’était pas dirigé contre moi personnellement. »
De mon côté, j’ai mis plusieurs années à réaliser que quelque chose ne tournait pas rond. J’ai eu le temps de voir les remarques manipulatives se transformer en main qui se serre autour de la gorge. Quand je l’écris noir sur blanc, je me sens presque bête de l’avouer, mais même à ce moment-là, je continuais de penser que c’était la dernière fois, que c’était à moi de faire en sorte qu’il ne se mette plus dans un état pareil. En parler à quelqu’un, ça me semblait tellement exagéré ; et puis de toute façon, qui me croirait ?
Lors d’une énième dispute qui dérapait, j’ai couru hors de la maison avec l’idée d’aller à la police. Mais je n’avais aucun bleu, aucune preuve à montrer, alors j’ai rebroussé chemin, en espérant qu’il se soit calmé. L’idée d’en parler à mon entourage m’avait traversé l’esprit, mais je savais très bien qu’une simple confidence aurait le pouvoir de ruiner tout ce qui m’était précieux : une fois le mot lâché, j’aurais été obligée de le quitter et ça, c’était hors de question. Même raisonnement pour Alina : « Si j’en parlais à mon entourage, on m’aurait conseillé de ne pas me laisser faire, de le larguer. À l’époque, pour moi, c’était inconcevable : je pouvais pas m’imaginer vivre sans lui, alors quand quelqu’un me faisait une remarque sur son comportement, je filtrais ce que je racontais pour ne pas éveiller les soupçons. » Et plus on attend, plus on sombre. Comment avouer à ses proches qu’on est enlisé·e dans un bourbier sans nom depuis bien trop longtemps, qu’on sait que c’est grave et qu’on n’ose pas en sortir ?
C’est en parlant des violences qu’on subit qu’on doit vraiment faire face à leur gravité… Et c’est bien pour ça qu’on évite de le faire. Après que Romy se soit séparée de son ex, pour des raisons qui n’ont rien à voir avec la violence psychologique qu’il lui infligeait, elle est allée vivre quelque temps chez son frère. C’est là qu’elle a finalement compris l’ampleur de la situation à laquelle elle avait échappé. « Mon frère a vite remarqué que je m’excusais pour tout et pour rien, que j’étais anxieuse, et il ne comprenait pas pourquoi. Ça le travaillait, alors il a commencé à me poser des questions. C’est comme ça que j’ai lentement pris conscience que quelque chose n’allait pas. C’est une sorte de clic que j’ai dû opérer dans ma tête. À partir de ce moment-là, j’ai commencé à regarder cette relation sous un angle différent et j’ai dû déconstruire tous mes souvenirs. En repensant au début, je réalise maintenant qu’il y avait eu beaucoup de moments où je réalisais que son comportement n’était pas normal, mais je bloquais systématiquement cette pensée en me disant que je n’avais pas assez d’empathie pour ses sentiments. Il a toujours été très doué pour justifier pourquoi il était dans son droit et m’expliquer en quoi c’était ma faute. »
Menaces, belles phrases, chantage affectif, les agresseurs savent dissuader leurs victimes de ternir leur réputation – la seule chose qui semble leur importer. Quand l’ex d’Alina lui a interdit de porter un top sans soutien-gorge, elle s’est confiée à sa colocataire : « Il s’est mis en colère contre moi “parce que maintenant ta coloc’ va penser que je suis sexiste”. Mais il s’est pas excusé et a campé sur ses positions.” Le partenaire de Romy, quant à lui, lui avait explicitement demandé de ne pas parler de ses accès de colère, parce qu’il avait honte de son comportement.
Alina a fini par se confier à sa meilleure amie Thaïs*, qu’elle connaissait depuis l’adolescence : « Dès le début, elle était sceptique au sujet de mon ex. Comme je savais qu’ils ne s’entendaient pas, je lui cachais beaucoup de choses à propos de ma relation avec lui. Finalement, durant nos deux derniers mois ensemble, il a tellement dépassé les bornes que j’ai fini par appeler Thaïs en pleurant. Je lui ai tout raconté. Elle ne m’a jamais dit “Je te l’avais bien dit”, ne m’a jamais reproché de lui avoir caché quelque chose. Elle m’a aussi immédiatement dit qu’il s’agissait d’un abus psychologique et que c’était pas de ma faute. »
Souvent, l’entourage éprouve de la culpabilité une fois mis au courant ; pourtant, en tant qu’allié·e, il est important de recentrer la conversation sur l’assistance à la victime. Si quelqu’un se confie à vous, ne vous attardez pas trop sur les signes que vous avez ratés ou sur les détails de l’abus. Comme Thaïs, soyez catégorique sur la gravité des faits et offrez votre soutien inconditionnel. En Belgique, Ecoute Violences Conjugales accompagne aussi l’entourage des victimes par téléphone. Les conseiller·es mettent à disposition certaines pistes pour soutenir aux mieux vos proches qui ont subi ou subissent des violences conjugales – des conseils sur des aspects techniques et légaux, mais aussi au niveau du comportement qu’on peut avoir lorsqu’une personne se confie à nous.
Pour ma part, ce n’est que bien après notre rupture que j’ai fini par en parler. À l’époque, on se voyait encore régulièrement : beaucoup d’ami·es en commun, un chien en garde partagée, tant de choses qu’il me semblait injuste de couper « juste » à cause de ma rancœur. Je me sentais plus seule que jamais, j’avais une colère énorme envers cette personne qui m’avait fait tant de mal et s’en tirait sans une égratignure, alors que moi j’étais marquée à vie. En parler autour de moi, ça a d’abord été une façon de me délester, même si j’étais encore très réservée. Je ne voulais pas qu’on aie pitié de moi, je ne voulais pas être une victime. Je ne voulais pas qu’on me juge, qu’on me dise qu’à ma place, on serait parti direct, qu’on n’aurait jamais pu endurer ça. Les ami·es ou membres de la famille ne sont pas toujours équipé·es ni préparé·es et ne savent pas comment réagir. Certain·es prennent le parti de « ne pas choisir de camp » : pour moi c’est le plus difficile. Fermer les yeux sur des faits graves, c’est non seulement me dire que c’est la vie, que je n’ai qu’à m’y habituer, mais c’est aussi cautionner les actions violentes, illégales, problématiques d’un pote, juste parce que c’est trop gênant de le tenir responsable.
Survivre à un abus d’une personne qu’on aimait, très souvent, c’est devoir accepter de garder à vie des blessures qui ne cicatriseront jamais.
Aujourd’hui, ça fait cinq ans qu’on n’est plus ensemble. Et même si je l’ai définitivement rayé de ma vie, il ne suffit malheureusement pas juste de tourner la page. Car un tel traumatisme, ça laisse des traces : survivre à un abus d’une personne qu’on aimait, très souvent, c’est devoir accepter de garder à vie des blessures qui ne cicatriseront jamais. Se reconstruire sans jamais recevoir d’excuses de son agresseur, voire même une reconnaissance des faits.
En amour, je suis devenue méfiante, anxieuse et défaitiste. Quand je rencontre quelqu’un qui me plaît, je suis sur mes gardes parce que je suis convaincue que je suis en train de me faire piéger et que je refuse de me laisser faire, cette fois-ci. Je ne me fais plus confiance : je sais que l’amour est aveugle, alors je n’ose plus le donner. Je ne sais pas à quoi ça ressemble, une relation saine. Je remarque que j’ai du mal à trouver mon équilibre dans la stabilité, comme si l’amour ne pouvait être réel que s’il était déchirant, qu’il me faisait douter de chaque partie de moi, qu’il me forçait à m’abandonner totalement.
Romy a rencontré des des difficultés similaires quand elle s’est remise à faire des rencontres : « Au début, j’étais super alerte : je repérais toujours la porte au cas où je devrais me sauver, j’avais constamment le sentiment que cette personne en face de moi pourrait changer du tout au tout d’une seconde à l’autre. » Heureusement, les angoisses les plus extrêmes se sont estompées. « Aujourd’hui, je suis surtout un peu plus sur mes gardes par rapport à certains comportements sexistes : si le type fait des remarques misogynes, qu’il a des commentaires désagréables sur ma façon de faire les choses, qu’il réfléchit en mode “les hommes sont comme ça” et “les femmes doivent faire ça”, je me barre. Je reste très angoissée à l’idée de me laisser à nouveau engouffrer dans une relation violente. »
Alina a elle aussi du mal à se remettre en selle : « Dans les trois ans qui se sont écoulés depuis notre rupture, j’ai daté qu’une seule personne, mais ça n’a pas duré. J’avais constamment des crises d’angoisse, tout me triggerait. Le simple fait d’être couchée dans un lit à côté de quelqu’un, par exemple, me catapulte directement dans mes souvenirs avec mon ex. Le fait qu’il ait toujours été si dur avec moi, ça m’a beaucoup marquée aussi : j’ai comme le sentiment que je dois constamment faire mes preuves, être la meilleure version de moi-même… c’est immobilisant. Du coup, j’ai fini par éviter tout ce qui touche aux rencontres et aux relations : pour moi, ça vaut pas le coup. »
En ce qui me concerne, j’ai pris la décision il y a quelques mois que je méritais d’aller de l’avant. Je n’oublierai jamais ce qu’il s’est passé, mais pour mon propre bien-être il faut que j’arrive à enfermer cette histoire dans une boîte et à la stocker dans un coin de ma tête. Et pour ça, il faut que je me donne la légitimité de pouvoir briser le silence. De pouvoir raconter ma version, celle que j’ai vécue et qui a trop souvent été réduite au silence par mon ex, tellement préoccupé de minimiser la gravité de son comportement. C’est ma psychologue qui a été la première à me donner la place de le faire. Qui n’a remis en question aucun de mes souvenirs, qui a validé mes sentiments, qui m’a aidée à voir l’impact des traumatismes qui m’avaient été infligés sur ma vie actuelle.
Outre l’aide professionnelle, l’échange entre victimes m’apporte énormément de reconnaissance également. Même s’il est difficile d’être confrontée à la violence de leurs histoires (et par extension, de la mienne), lire les récits de Romy, d’Alina et d’autres personnes relatant des faits similaires à mon vécu, ça m’aide à me sentir moins seule.
Si vous lisez cet article et que vous êtes victime de violences physiques et psychologiques, vous n’êtes pas seul·e. Ce n’est pas votre faute, et vous ne pouvez malheureusement pas résoudre la situation. Parlez-en à une personne de confiance, faites-lui part de vos craintes. Si vous êtes en situation de précarité financière, légale ou familiale, faites appel à l’aide d’organisations spécialisées comme le Collectif des femmes. Vous méritez une vie sans peur, sans coups, vous méritez de vous reconstruire.
*Noms d’emprunt, pour protéger leur identité.
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