Pourtant, deux jours plus tôt, quand il a voulu s’en servir lors du défilé girondin du 1er mai, les policiers lui sont littéralement tombés dessus. L’appareil a été éventré et saisi ; Steven, interpellé. « C’est vrai qu’il ressemble à une bombe… vu qu’il est fabriqué avec les leurs », reconnaît le photographe. Plus précisément, l’engin est entièrement composé de grenades policières. Seule la lentille, en plastique, déroge au défi de son créateur. « L’obturateur est issu de la cuillère d’une grenade GLI-F4, l’objectif est un palet de grenade lacrymogène », jargonne Steven, devenu malgré lui spécialiste de l’armement policier français. « La chambre photographique et les deux leviers d’entraînement de la pellicule viennent de grenades lacrymogènes et de leurs propulseurs DPR, qui se placent normalement dans les lance-grenades Cougar. »
La création reste expérimentale, sans parler des traces que les coups de matraque ont laissé sur l’appareil : les fuites de lumières sont nombreuses, l’utilisation de la pellicule est anarchique et le déclencheur n’est pas très fiable. Logiquement, les photos retranscrivent ce côté brut. Elles présentent notamment un vignettage très important – les coins sont assombris, en d’autres termes. Steven voit dans cet effet artistique une continuité de l’ambiance manif : « C’est similaire à ce qui arrive en plissant les yeux dans un nuage de fumée. » Malgré son existence chaotique, et plus de quatre ans après sa naissance, l’appareil photo fonctionne toujours, désormais protégé des errements policiers par un boîtier en carton siglé « PRESS ».
Il y a cinq ans, le mouvement social des Gilets jaunes débutait en France. Autour des ronds-points du pays, se regroupent des citoyen·nes mécontent·es de la hausse des prix et en lutte contre les inégalités du système capitaliste. « Malgré la mauvaise réputation dressée par certains médias, j’avais jamais ressenti autant d’humanité et d’espoir pour un futur plus juste », estime aujourd’hui Steven.
Pour faire connaître leurs revendications au plus près des lieux de pouvoir, les Gilets jaunes décident rapidement de défiler dans les centres-villes des métropoles. Celles-ci deviennent un lieu d’affrontements entre manifestant·es et policier·es. Ces dernier·es balancent massivement sur les contestataires tout un arsenal de grenades lors des « actes », chaque week-end. « Avec des ami·es, on s’est mis à tout ramasser, dans le but de nous informer sur ces armes qui jonchaient les rues de la ville », retrace Steven. Présent dans les cortèges bordelais, il voit des Gilets jaunes être gravement blessé·es par ces dangereux objets volants. Une première idée germe : décorer un sapin de Noël avec les munitions récoltées puis le vendre aux enchères pour financer les frais de santé et de justice des éclopé·es. « En France, on te mutile mais on te prend bien en charge », lui avait fait remarquer son ami Antoine Boudinet, dont la main a été arrachée en décembre 2018 par une grenade GLI-F4 – contenant 26 grammes de TNT, son utilisation a été interdite en 2020 en France.
Un autre manifestant perdra d’ailleurs l’usage de son œil durant ces actes. « Ça nous a particulièrement troublés, remet Steven. On plaçait le projectile au niveau de notre arcade sourcilière pour s’imaginer ce qu’un impact à haute vitesse pouvait faire. C’est ça qui m’a donné l’idée d’utiliser la balle comme un viseur d’appareil photo. » S’en suivent quelques heures de bidouille au début de l’année 2019, pour donner naissance à la caméra. « Oeil pour oeil », formule-t-il, en précisant que les photos sont « un retour à l’envoyeur ».
Voyant là l’occasion de « créer de l’art avec les engins de contrôle de la population », Steven se sert depuis de son outil pour documenter les luttes sociales, à sa façon : « On dit que les photojournalistes se doivent d’être impartiaux. Personnellement, je veux témoigner de ce qu’il se passe tout en faisant partie du mouvement. » Cette prise à partie militante l’éloigne des codes du métier, et l’histoire de l’appareil photo est aussi celle de la radicalisation de ses idées. Peu politisé avant les Gilets jaunes, il essayait de « faire sans le système », en animant notamment Le Volcan, un espace créatif collectif bordelais, centré autour du réemploi et de l’économie circulaire. Steven assume désormais de lutter « contre le système ».
Ses photos, diffusées sur Instagram et lors d’une exposition au Volcan en mai 2019 pour les six mois des Gilets jaunes, l’ont d’ailleurs fait connaître de militant·es plus radicaux qui l’autorisent alors à les photographier. Et si ce qu’il fixe sur la pellicule est généralement violent symboliquement, matériellement ou physiquement, il souhaiterait maintenant s’écarter des codes du riot porn : « Je veux montrer la beauté de la démocratie directe et de ses créations. »
Physiquement parlant, il fera les frais de son positionnement artistique : le 23 mars dernier, lors d’une manifestation contre la réforme des retraites à Paris, il reçoit un coup de matraque sur la tête. Diagnostic : traumatisme crânien. Une mésaventure qui donnera du grain à moudre à ses collègues, qui le surnomment « Fiché S ».
Technicien-régisseur dans un établissement bordelais d’art contemporain, Steven aimerait que son travail photographique puisse interpeller au-delà de la sphère des convaincu·es. Il s’imagine en passerelle entre le monde du militantisme et celui plus imperméable de l’art, parfois dédaigneux vis-à-vis des mouvements sociaux et particulièrement des Gilets jaunes. « Beaucoup de gens pas particulièrement militants ont été accrochés par mon travail, avant de s’interroger sur les armes dont disposent les flics. » Une réussite, selon lui, qui se veut lanceur d’alerte sur « le glissement autoritaire qui s’opère en France ».
Steven continue aussi d’alimenter la mémoire des Gilets jaunes. Pour les cinq ans du mouvement, le 17 novembre, il a prévu de placarder dans Bordeaux des photos-souvenirs des manifestations.
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