Estelle Delaine, maîtresse de conférences en sociologie à l’université Rennes 2, a étudié le Front national entre 2013 et 2018 au Parlement européen, où elle a pu observer sa démarche de normalisation menée en parallèle de ses relations avec des groupes d’ultradroite comme Génération identitaire.

Elle en a tiré un livre, intitulé A l’extrême droite de l’hémicycle. Le Rassemblement national au cœur de la démocratie européenne (Raisons d’agir, 2023).

Pour déconstruire les discours des frontistes, la chercheuse analyse leurs parcours, leurs pratiques et leurs sociabilisations.

Elle montre également que les institutions européennes ont permis à l’extrême droite de se déployer en captant des financements et en développant des relations avec les autres délégations.

Pourquoi vous êtes-vous intéressée à ce que faisait le Front national au Parlement européen ?

Estelle Delaine : J’ai voulu expliquer le paradoxe de députés ­d’extrême droite nationalistes qui se retrouvent à travailler dans une institution qui représente a priori tout ce qu’ils détestent : la multiculturalité, travailler en compromis. Cela peut sembler encore plus étonnant, au vu de la longévité des carrières : Jean-Marie Le Pen a été eurodéputé pendant trente-cinq ans, Bruno Gollnisch trente ans…

Qu’est-ce qui intéresse ces élus FN au Parlement européen ? Qu’est-ce qu’ils y font, comment ils s’y organisent ? Je me posais toutes ces questions quand j’ai commencé mes entretiens avec le personnel du Front en 2013, ils ont couru jusqu’en 2018.

Vous décrivez les parcours socioprofessionnels du personnel du FN au Parlement européen, venant pour partie de cursus prestigieux comme Sciences Po Paris. Dans quelle mesure ces personnes ressemblent-elles aux élites bruxelloises déconnectées qu’elles dénoncent ?

E. D. : Les élus et leurs équipes dénoncent la déconnexion des élites, qui ne connaîtraient pas les conditions de vie de la majorité des citoyens. Mais leurs parcours et leurs formations ne sont pas différents de ceux des autres équipes parlementaires.

Le personnel du FN ne s’est pas senti perdu en arrivant à Bruxelles : au contraire, il s’entend parfois bien avec les autres équipes, parce qu’ils ont des profils sociologiques proches, et peuvent donc partager des consommations culturelles (aller au théâtre, lire les mêmes livres…).

Mais, paradoxalement, être à Bruxelles peut permettre de renforcer un discours anti-européen, parce qu’on a des données de première main pour dénoncer tout ce qui n’y marche pas bien.

« Aux côtés de la dédiabolisation médiatique, la normalisation à travers le jeu parlementaire [] joue un rôle décisif dans la quête de respectabilité d’un parti d’extrême droite comme le RN », écrivez-vous. Comment se manifeste la normalisation du RN au Parlement européen ?

E. D. : Le Parlement européen a permis à l’extrême droite de se former : apprendre à répondre à des médias pour paraître consensuel, se conformer aux usages attendus d’un ou d’une professionnelle de la politique en termes de politesse, de savoir-être et de savoir-faire.

Ses représentants acceptent parfois de jouer le jeu du consensus en intégrant des amendements d’autres groupes, et comprennent les techniques et usages parlementaires, quitte à les utiliser parfois à mauvais escient. C’est le cas de ce que les parlementaires FN appellent les amendements « le soleil brille ».

Ces amendements absolument consensuels, de type « nous sommes pour les droits des enfants », n’ont souvent pas grand-chose à voir avec le texte en question et sont extrêmement durs à refuser pour les autres groupes politiques qui essaient tant bien que mal de maintenir un cordon sanitaire avec ­l’extrême droite.

« Les eurodéputés du FN ont surtout appris à apparaître comme des potentiels alliés aux yeux des groupes de droite »

Les députés du FN ont surtout appris à apparaître comme des potentiels alliés aux yeux des groupes de droite. Au Parlement européen, des rapprochements avaient déjà lieu dans les années 1980 et 1990, mais de manière anecdotique, car les positionnements politiques étaient plus arrêtés et que l’extrême droite ne pesait pas grand-chose. Les alliances ont concerné de plus gros dossiers dans les années 2010.

C’est exactement ce que signifie la normalisation : quand les élites dites classiques, traditionnelles, en viennent à trouver que les collaborations avec l’extrême droite sont possibles, ou en tout cas pas si dommageables.

Pour vous, la fragilité de la démocratie européenne rend plus facile le déploiement de l’extrême droite en son sein. A quoi attribuez-vous cette fragilité, en comparaison avec les parlements nationaux ?

E. D. : Une analyse consiste à dire que c’est la différence de scrutin – les élections européennes sont un scrutin proportionnel, et non majoritaire – qui explique les succès électoraux plus forts du FN dans cette instance qu’à l’Assemblée nationale depuis les années 1980.

Je pense que d’autres facteurs plus structurels sont en cause. Les institutions européennes sont jeunes, elles datent des années 1950. Le Parlement européen n’était pas du tout plébiscité par les pères fondateurs de l’Union et cette assemblée n’avait donc au départ qu’un rôle consultatif.

Bien que le Parlement ait réussi à obtenir plus de compétences à partir des années 1990, il peine à se forger une légitimité. En témoignent les taux de participation très faibles aux élections. Résultat, on peut être, en toute impunité, antiparlementaire à l’échelon européen, ce qui est le cas de l’extrême droite, et cela pose moins de problèmes qu’au niveau national.

« Beaucoup de politiques néolibérales et liberticides ont produit une opposition forte au projet européen et rendu la démocratie européenne encore plus attaquable »

Récemment, beaucoup de politiques néolibérales et liberticides, par exemple contre les personnes migrantes, ont produit une opposition forte au projet européen. Et rendu la démocratie européenne encore plus attaquable. Or, ­l’extrême droite connaît des succès importants à chaque fois dans des démocraties faibles, soit parce que jeunes, soit parce que dans une situation de crise, ce qu’on observe en France actuellement.

Vous expliquez que l’entrée dans les parlements permet la composition d’alliances avec des forces politiques et économiques dominantes. Lesquelles, dans le cas du FN au Parlement européen ?

E. D. : C’est assez difficile d’enquêter dans ce domaine, d’autant que les groupes d’intérêt ne se vantent jamais d’avoir des liens avec l’extrême droite. Certains élus ou assistants d’extrême droite me disaient être ostracisés et jugés peu intéressants par les lobbys.

A l’époque de mon enquête, on comptait 40 députés d’extrême droite, contre 180 du Parti conservateur européen (PPE). Le groupe d’extrême droite s’étant étoffé, cela change clairement la donne. Donc on peut imaginer que des lobbys contre l’immigration, voire d’autres, commencent à échanger avec des groupes d’extrême droite.

Toutefois, cela ne concernera que les groupes d’intérêt les moins puissants dans un premier temps. En effet, les lobbys ont intérêt à aller parler directement à la Commission européenne s’ils en ont les moyens, car c’est elle qui écrit les textes législatifs. Les groupes qui font du lobbying auprès du Parlement sont ceux qui ont moins de ressources, et ils se portent en priorité sur les grands groupes (le PPE ou les sociaux-démocrates du S&D).

Vous observez que le cordon sanitaire n’est pas si solide. Quelle est sa nature et comment le voyez-vous évoluer ?

E. D. : Depuis les années 1980, les groupes politiques au Parlement européen, et notamment les deux plus grands partis (S&D et PPE) qui travaillent en coalition, ont indiqué qu’ils ne travailleraient pas avec le FN.

Officiellement, le cordon sanitaire était strict. Mais du fait de l’organisation du travail dans les commissions thématiques où se discutent les textes, il y avait quand même des échanges entre l’extrême droite et les autres groupes. Ainsi, Gilles Lebreton, député FN/RN entre 2014 et 2024, était réputé pour la qualité de son travail, notamment sur les questions juridiques.

« Le Parlement s’est politisé. Résultat, la droite va chercher de plus en plus à sa droite, et la gauche à sa gauche »

Cela dit, plus un groupe est important, plus les autres vont avoir intérêt à former des coalitions avec lui. Les deux grands groupes historiques de gauche comme de droite se sont effrités, alors qu’à l’inverse les groupes auparavant considérés comme moyens garnissent leurs rangs. Dit autrement, le Parlement s’est politisé. Résultat, la droite va chercher de plus en plus à sa droite, et la gauche à sa gauche.

Vous montrez que le FN entretenait des liens avec les partis néonazis Aube dorée (Grèce) et Jobbik (Hongrie), contrairement à ce qu’affirmaient les cadres lepénistes. A quoi servent ces discussions entre toutes les mouvances de l’extrême droite ?

E. D. : Les études de terrain permettent en effet de relativiser leurs discours sur leur propre dédiabolisation et la géométrie de leurs alliances, puisqu’un élu du Jobbik m’a dit qu’il y avait eu des négociations pour qu’il intègre l’alliance Europe des nations et des libertés (ENL) [groupe auquel a appartenu le FN entre 2015 et 2019, depuis renommé Identité et démocratie, NDLR].

Les règles du Parlement européen poussent les ­eurodéputés nationalistes d’extrême droite au rapprochement. Pour créer un groupe parlementaire, par exemple, il faut être 25 membres issus d’au moins sept Etats membres différents.

Par ailleurs, j’ai par exemple observé qu’Aube dorée [qui n’a jamais fait partie du groupe ENL, NDLR] donnait de son temps de parole au RN dans certaines commissions.

Actuellement, le RN tente de rallier le Fidesz de Viktor Orbán, au pouvoir en Hongrie.

Dans quelle mesure les élections européennes sont-elles un tremplin pour le RN et utiles à d’autres objectifs ?

E. D. : Différents scandales politico-financiers ont montré que le FN puise depuis longtemps dans les caisses du Parlement européen. Marine Le Pen a d’ailleurs été condamnée définitivement à rembourser 300 000 euros en 2019 pour des emplois fictifs d’assistants et assistantes parlementaires.

« Différents scandales politico-financiers ont montré que le FN puise depuis longtemps dans les caisses du Parlement européen »

D’autres membres du parti sont, eux aussi, visés par les procédures, européennes et françaises. Le montant du préjudice chiffré par le Parlement européen est largement supérieur à celui pour lequel ont également été condamnés d’autres partis, comme le MoDem. Ces fonds ont été utilisés pour recruter du personnel du parti.

Obtenir un siège de député n’est qu’un tremplin, dont le but n’est pas seulement de proposer des textes législatifs, mais surtout de conquérir le pouvoir exécutif. Au vu de la situation actuelle, cette stratégie est peut-être en train de porter ses fruits.

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