AFP
Un homme blessé est assis dans le quartier branché de Mar Mikhael, partiellement détruit à Beyrouth, le 5 août 2020, au lendemain de l’explosion massive qui a eu lieu dans le port de la capitale libanaise.

Il est 18 heures passées lorsque, dans le hall de l’hôpital Hôtel-Dieu de France à Beyrouth, où je venais chercher les résultats de mon test de Covid-19, une gigantesque déflagration nous a propulsés à plusieurs mètres. La détonation était assourdissante. Les murs ont tremblé et tout a explosé.

La grande porte en verre de l’hôpital que je venais de traverser, depuis quelques secondes, vient de voler en éclats. Le hall est saccagé. L’alarme est déclenchée. Deux corps gisent au sol. Des femmes hurlent. Des gens courent dans tous les sens.

Je suis saisie par le désastre et je comprends l’ampleur du drame. La ville a été littéralement soufflée.

Les années de guerre civile au Liban qui m’avaient conduite à un exil forcé me reviennent en mémoire. Je suis légèrement blessée, effarée dans ce hall rempli de poussière et de gravats. J’aide machinalement une dame à se relever, et, devant moi, une foule de gens se précipitent vers l’entrée de l’hôpital. Des vieux, des enfants, des femmes, des jeunes, ensanglanté.e.s et pour certain.e.s défiguré.e.s, ils accourent en direction des urgences

Des scènes apocalyptiques

Portable à la main, ne sachant toujours pas ce qui se passe, je descends au parking chercher ma voiture pour rentrer chez moi. Mais dès que je suis sur la route, je suis saisie par le désastre et je comprends l’ampleur du drame. La ville a été littéralement soufflée: les immeubles éventrés et les fenêtres à terre. Même durant la guerre civile, les destructions n’ont jamais été aussi fortes.  

C’est terrible! C’est terrible! 

Je ne sais que dire. 

Les scènes que je vois sont apocalyptiques.

Je me fraie un chemin dans les rues délabrées, puis, plus loin, à 500 mètres, je vois des blessé.e.s par centaines qui courent en direction de l’Hôtel-Dieu de France. Je m’arrête devant une jeune fille couverte de sang qui se tient l’œil. Elle a été énucléée. Je lui propose de l’emmener à l’hôpital à proximité de là où j’habite. Puis c’est un jeune homme, il est en sang mais je ne vois pas sa plaie.  

C’est terrible!

Klaxonnant pour pouvoir avancer au milieu des gens errants, je me précipite aux urgences. Les services sont débordés. Après avoir confié mes compagnons d’infortune à une infirmière, je file aussi vite que je peux vers l’appartement familial à quelques mètres de là.   

Mon immeuble en ruine

Je veux retrouver l’appartement. Je veux, à toute fin, pour des raisons un peu hors du temps, récupérer mon passeport français. Je reçois les premiers coups de fil d’amis. L’un des premiers est celui de Laurent Joffrin avec qui nous venons de lancer l’appel “Engageons-nous”. Je les écoute tout en répétant: c’est terrible! 

Et, voilà le second choc, l’immeuble est en ruine. Je ne réfléchis pas. Je monte les six étages, enjambant pierres et parpaings. L’odeur et les traces de sang sont partout sur les murs et au sol. Je découvre la porte d’entrée de l’appartement démolie. Tout est méconnaissable. Ma valise, que j’avais déposée la veille, lors de mon arrivée de Paris, derrière la porte de l’entrée a été propulsée 20 mètres plus loin. 

C’est terrible! 

Le salon donne dans le vide avec une vue sur le port de Beyrouth complètement en ruine, là où mon père travaillait. Sans m’y attarder, je pense à la guerre et à son cortège de destructions qui se sont succédé, réveillant en moi les traumatismes des années 1975 à 89. Je me mets à fouiller frénétiquement dans les gravats à la recherche de mes papiers et surtout de mon passeport français

Mon salon donne maintenant dans le vide avec une vue sur le port de Beyrouth complètement en ruine, là où mon père travaillait.

Lorsque je saisis que les hurlements ne viennent pas de la rue mais de l’appartement d’en face, je m’extrais de ma fouille et je pénètre dans l’autre appartement tout autant saccagé. Ma voisine gît sur le sol et ne peut plus se mettre debout. Sa hanche lui fait horriblement mal, les jambes aussi. Ses cris me glacent. J’appelle les secours mais impossible de les joindre. Ils sont débordés. Mon frère qui passe prendre de mes nouvelles, après avoir constaté que sa clinique a été détruite, me dit: “elle a la hanche brisée, et peut-être le dos. Il ne faut pas la bouger”. Il arrive quand même à joindre les secours, qui ne viendront que 5 heures plus tard.

Elle crie pendant plusieurs heures, sa mère à ses côtés ne sachant quoi faire pour atténuer sa souffrance, pendant que je fouille dans notre appartement pour trouver objets, photos et enfin mon passeport intact, légèrement égratigné, sous les décombres. 

Tout à coup, vers minuit trente, je peux partir en même temps que ma voisine. Des membres de ma famille sont venus me chercher et ainsi m’arracher à ma quête un peu folle à la lumière de mon iPhone puisqu’on était sans lumière et sans aucun réseau Internet.

J’ai saisi mon oreiller et je pars avec, dans un Beyrouth meurtri comme jamais.  

J’entends les sirènes. Je vois que tout le monde fait comme moi au mépris du danger. Ils cherchent dans les décombres les souvenirs d’avant. Cet avant malgré la banqueroute, la pauvreté pour cinquante pour cent de la population, la corruption, l’incurie de la classe politique (c’est bien une classe dont il s’agit). Ce passé peu glorieux semble, tout à coup, meilleur que la désolation du moment. Les hôpitaux ne désemplissent pas et déjà les questions se posent.  

Comment en est-on arrivé là? Pourquoi a-t-on laissé ce pays s’enfoncer dans le chaos? 

La non-assistance à peuple en danger, depuis trop longtemps

Cette non-assistance à pays et donc à un peuple en danger me met en colère. Je sens qu’après l’abattement dû à ce coup du sort, elle va resurgir. 

Trop de peines, trop de malheurs, trop de pauvreté, trop de négligence coupable entretenue par la corruption. Avoir vécu dans un pays en guerre, ce passé chaotique a fait de moi une femme en France dédiant ses quelques dernières années à l’action politique. Dans cette France qui rassemble, où il est possible de dépasser les clivages de classes, de religions et d’origines. Ce rassemblement n’est-il pas finalement la demande incessante du peuple libanais?  

Je veux, à toute fin, pour des raisons un peu hors du temps, dans une quête un peu folle, récupérer mon passeport français.

Cela ne peut durer, malgré les cercles de fer des communautés qui enserrent le tonneau libanais qui se décompose, nous sommes à un tournant de l’Histoire du Liban. C’est l’après 4 août 2020!

On connaît la résilience des Libanais. Mais elle passe par un changement radical. 

Une nouvelle constitution peut-être, comme ce fut le cas en Tunisie pour changer de régime. Je tente de dormir, épuisée, mais en vain, après avoir soigné mes plaies. Je serre mon oreiller (…) en me disant: “Le Liban c’est mon passé, pas mon avenir”. 

C’est terrible!!!

À voir également sur Le HuffPostBeyrouth: ces habitantes racontent la désolation dans les rues de la capitale libanaise

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