Affaibli, Modi doit compter avec une coalition de gauche ragaillardie
S’il fallait un symbole du vote-sanction subi par Narendra Modi aux dernières législatives, ce serait peut-être les sacs de riz distribués aux ménages pauvres, sur lesquels est apparue cette année la photo du Premier ministre indien : il avait fait de cette aide alimentaire un argument électoral. Mais l’ampleur même de cette aide, versée à 813 millions d’habitants (57 % des 1,4 milliard d’Indiens), donne aussi la mesure de l’importante pauvreté qui persiste dans le pays.
Cette pauvreté a finalement rattrapé le Premier ministre sortant. Au terme du scrutin, organisé du 19 avril au 1er juin 2024, il reste au pouvoir mais son parti, le BJP (Parti du peuple indien) a perdu la majorité absolue à la Lok Sabha (Assemblée nationale), en reculant de 63 sièges par rapport à 2019. Il n’a emporté que 240 sièges, loin de son objectif de dépasser « cette fois, 400 sièges » (« ab ki baar, 400 paar »). Et il a dû nouer des alliances avec d’autres formations pour gouverner ces cinq prochaines années.
Ce recul repose en grande partie sur la désillusion des Indiens les plus pauvres qui, en dépit d’une forte croissance économique, n’ont pas vu leur vie s’améliorer. La croissance a surtout profité à une fraction aisée et les inégalités se sont accrues.
Pauvreté persistante
De son côté, le chômage a fortement pesé dans le vote des jeunes Indiens, qui forment l’immense majorité des personnes sans emploi : 82,9 % en 2022, selon l’Organisation internationale du Travail (OIT). Il est vrai que la qualification des jeunes, une clé essentielle pour leur avenir, reste insuffisante : 42 % d’entre eux n’ont pas atteint le niveau du secondaire et moins de 5 % ont suivi une formation technique, rappelle l’OIT, qui déplore la « faible qualité de l’éducation » dans le pays.
Plus de 80 % des actifs indiens ne trouvent d’occupation que dans le secteur informel rural et urbain
Même les jeunes éduqués (niveau secondaire et au-delà) cherchent désespérément du travail : leur part dans la population privée d’emploi a augmenté de 54,2 % en 2000 à 65,7 % en 2022, selon l’OIT. Pourtant, à son arrivée au pouvoir en 2014, le BJP leur avait promis de créer dix millions d’emplois chaque année.
Le BJP n’a pas non plus résolu le sous-emploi, resté endémique : plus de 80 % des actifs ne trouvent d’occupation que dans le secteur informel rural et urbain.
Enfin, la faim a regagné du terrain, tandis que la crise du Covid-19 a endetté les plus pauvres et entamé l’épargne de millions d’Indiens.
Cette réalité sociale a fortement contribué au recul de Narendra Modi, alors que beaucoup pensaient qu’il serait largement réélu grâce à sa popularité, dans une Inde devenue en quelques années une puissance mondiale, courtisée par les Occidentaux et capable d’envoyer des missions spatiales sur la Lune.
L’opposition a mené campagne sur des mesures sociales
Face à lui, l’opposition de gauche, très affaiblie depuis dix ans par les promesses économiques et le discours national-populiste du BJP, était donnée perdante.
Mais puisqu’elle jouait sa survie, elle a compris – comme le Nouveau front populaire en France, dans un contexte politique pourtant très différent – la nécessité de se réunir dans une vaste coalition de 42 partis, l’Indian National Developmental Inclusive Alliance (India). Et sa principale formation, le parti du Congrès (centre gauche, mené par Rahul Gandhi) a axé sa campagne sur des mesures sociales en faveur des pauvres, des étudiants et de l’emploi des jeunes.
L’India a aussi promis une hausse des quotas d’emplois publics réservés aux basses castes, ce qui a permis de rallier leurs votes, car ces catégories défavorisées craignaient de perdre les bénéfices de cette discrimination positive si le BJP gagnait suffisamment de sièges pour changer la Constitution.
Enfin, la coalition a appelé les électeurs à défendre la démocratie face à la dérive autocratique du parti au pouvoir. Avec ce programme, elle a gagné 233 députés à la Lok Sabha, talonnant le BJP. A lui seul, le parti du Congrès a doublé son score, à 99 sièges au lieu de 52 en 2019.
La force de frappe du BJP
Le BJP disposait pourtant d’une importante force de frappe, avec des moyens financiers très supérieurs et un paysage médiatique à son service. Le gouvernement avait aussi utilisé la justice pour entraver la campagne de la coalition India, en gelant provisoirement les comptes bancaires du parti du Congrès et en arrêtant Arwind Kejriwal, ministre en chef de la capitale New Delhi, et l’état-major de son parti l’AAP (Parti de l’homme ordinaire).
Narendra Modi bénéficiait par ailleurs d’un culte prononcé de la personnalité, avec notamment des effigies grandeur nature déployées dans les rues, pour que le public prenne des selfies à son côté.
Le BJP de Narendra Modi a perdu du terrain dans ses bastions du cœur hindiphone du pays
Enfin, il avait joué la carte identitaire de l’hindouisme, avec l’inauguration, le 22 janvier, du somptueux temple de Ram à Ayodhya, construit sur le site d’une mosquée détruite par les nationalistes en 1992, pour symboliser la suprématie de la religion hindoue dans le pays.
Ces atouts ont pourtant pesé moins que prévu. Le BJP a même reculé dans l’Etat où est situé le temple d’Ayodhya, son fief de l’Uttar Pradesh. Il a aussi perdu du terrain dans ses autres bastions du cœur hindiphone du pays, dans la moitié nord (Rajasthan, Bihar, Haryana…).
Son recul y a été très visible dans les zones rurales, là où la pauvreté, l’inquiétude des basses castes et des jeunes ont été déterminants, tout comme la colère des agriculteurs. Ceux-ci n’ont en effet pas vu leurs revenus doubler comme le gouvernement l’avait promis, et ont mené contre lui un conflit social d’un an en 2020-2021.
Pour son nouveau mandat, le parti de Narendra Modi reste cependant dominant, avec le plus grand nombre de sièges à la Lok Sabha. Mais il devra composer avec des alliés plus modérés que lui. Et son bilan social est revenu sur le devant de la scène : il lui faudra répondre au malaise d’un monde rural (65 % de la population) qui concentre la pauvreté, et à la demande d’emploi d’une vaste population de jeunes (40 % des Indiens ont moins de 25 ans) qui ne veut pas passer à côté des promesses de prospérité.
Enfin, l’opposition de gauche est ragaillardie. Elle revient de très loin, mais elle a réussi sa remontée en s’unissant autour de valeurs communes, faisant provisoirement taire ses divergences.
Toutefois, plus que son unité – qui n’a pas été parfaite, car des désaccords ont subsisté sur les circonscriptions – ses gains électoraux ont surtout reposé sur le fait de s’être adressée au mécontentement social du pays et de s’être érigée en rempart démocratique. Une leçon à retenir.
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