À la lumière des néons, un verre à la main, je me fraye un chemin entre les danseuses. Dans cette chaleur moite des nuits caniculaires, un bracelet violet autour du poignet en guise de signe de ralliement, me voilà partie pour une aventure peu commune. Dans la salle encore peu remplie du 15 Club, à Paris, une centaine de femmes entre seize et soixante-dix ans se mêlent et dansent avec candeur sur les rythmes endiablés de leur groupe préféré, BTS. Ce samedi 11 juin, je passe ma soirée à danser avec les membres des Army Mums, une association de mamans fans de K-pop qui ont décidé qu’il n’y avait aucune honte à aimer ces boys band sud-coréen.

« Ce genre d’événement n’est pas si fréquent que ça, explique dans un grand sourire Christelle, 48 ans et l’une des fondatrices de l’association. C’est l’occasion de se retrouver, parfois de se rencontrer pour la première fois mais surtout de ne plus se sentir seules – alors qu’on est nombreuses à vivre la même passion. » La plupart du temps, ces plus ou moins jeunes femmes partagent leur amour pour cette musique sud-coréenne et leurs idoles derrière leurs écrans. Sur Twitter, Facebook ou Instagram, elles partagent quotidiennement des stories, photos ou informations au sujet de leurs chanteurs préférés.

Leur présence sur les réseaux sociaux est telle que la communauté des fans de K-pop a même une sacrée réputation. Extrêmement bien organisées et prêtes à tout pour défendre l’image, l’honneur et la réputation de leurs chanteurs préférés, ces admiratrices – masquées derrière des photos de profil à l’effigie de ces stars – ne sont pas à prendre à la légère. 

Que ce soit dans leur investissement financier dans des causes humanitaires comme lors des catastrophes qui ont frappé l’Indonésie en 2018, leur implication dans le mouvement Black Lives Matter dans le courant de l’année 2020 en noyant des hashtags suprémacistes ou en s’attaquant à une application de la police de Dallas après le meurtre de George Floyd. Ou même en trollant un meeting de Donald Trump en achetant des billets qu’ils n’avaient jamais l’intention d’utiliser – laissant des centaines de places vides.

« Aujourd’hui encore, j’ai eu cette discussion avec des collègues qui trouvent que j’en fait trop, me disent que c’est un truc de gamines » – Sandrine, 44 ans

Par son ampleur, son organisation ou même sa force de frappe, la communauté des fans de K-pop est certainement l’une des plus puissantes que l’on peut trouver sur le web à ce jour. A tel point que sur certains forums comme Quora, on peut tomber sur ce genre de questions : « De quelles communautés de fans de K-pop dois-je avoir peur ? » Ou encore des discussions sur Reddit – lancées à partir d’un tweet devenu viral expliquant que « Je ne crains que les fans de BTS et personne d’autre », montrant à quel point les fans de K-pop peuvent se montrer terrifiants lorsqu’il s’agit de défendre leurs communautés.

Il est pourtant compliqué d’envisager les fans de K-pop comme un bloc homogène. Parmi ces fans, il y a une incroyable diversité de profils. On y retrouve des adolescentes, comme des mères au foyer ou des journalistes et des chercheurs. Alors, comme le dit l’auteur américain Wooseok Ki dans son livre K-Pop: The Odyssey: Your Gateway to the Global K-Pop Phenomenon, « pour mieux comprendre ce qu’il se passe dans ces communautés », il faut « participer à ses activités ou au moins se faire des amis dans cette communauté

Tandis que je poursuis mon tour dans la salle obscure, je ne peux m’empêcher de remarquer que les femmes qui m’entourent n’ont pas vraiment l’air de clubbeuses aguerries. L’air candide et les yeux rieurs, elles n’attendent qu’une chose : que le DJ passe enfin les titres de leurs groupes préférés, les BTS. Monstre gargantuesque de l’industrie musicale sud-coréenne au succès international, les sept apollons au visage d’ange qui constituent ce boys band sont de loin les préférés de ces dames. A peine l’une de leurs musique retentit que toute la salle se lève d’un bloc et lance un cri d’enthousiasme et d’excitation. Après tout, ce soir, c’est le neuvième anniversaire du groupe et elle comptent bien le fêter dignement. 

Assise dans un coin de la salle, Sandrine, 44 ans, s’amuse à filmer l’une de ses amies qui reproduit toutes les chorégraphies des danses apprises par cœur. Le sourire aux lèvres et le téléphone accroché à la main, elle profite d’un moment de liberté absolue. Car, malgré la fascination et la peur qu’elles suscitent parfois sur les réseaux sociaux, au quotidien ce sont elles qui s’inquiètent du regard des autres. « Aujourd’hui encore, j’ai eu cette discussion avec des collègues qui trouvent que j’en fait trop, me disent que c’est un truc de gamines, se désole Sandrine. Au quotidien, on subit beaucoup de remarques, de moqueries. Alors que ce que cette soirée nous prouve bien c’est que plein de femmes mûres, plus âgées aiment ça – il y a même une retraitée d’une soixantaine d’années. Dans ces moments-là, on se dit qu’on n’est pas seules, on n’a plus besoin de se cacher. »

« On dit souvent que les BTS arrivent à un moment de notre vie où on en a le plus besoin » – Cristina

Habituée aux moqueries, Sandrine s’inquiète alors de la sortie d’un nouvel article sur la K-pop. Elle a peur que ce ne soit qu’un nouveau prétexte pour se moquer d’elle et de sa passion. Pire, elle a peur que son témoignage puisse l’exclure potentiellement de sa communauté. Bien sûr, il serait facile de se moquer de cet attachement. Des milliers de photos qu’elles partagent tous les jours de leurs idoles, des posters qu’elles accrochent dans leur chambre ou des cartes à l’effigie des chanteurs qu’elles collectionnent… Mais ce serait un bien maigre rapport de ce que cette passion a apporté à toutes ces femmes

« On dit souvent que les BTS arrivent à un moment de notre vie où on en a le plus besoin, raconte Cristina, une infirmière italienne de 56 ans, entourée de sa bande de copines.  Ma fille a réussi à sortir de dépression grâce à eux. Quant à moi, quand j’étais complètement épuisée par les conditions de travail infernales qu’on a eues pendant le covid, ils étaient comme la lumière au bout du tunnel. C’est pour ça que j’ai une affection immense pour eux, parce que leurs messages d’amour et de confiance en soi m’ont sorti d’un moment très difficile de ma vie. » 

Cristina n’est pas la seule passionnée qui me partage un tel témoignage. Que ce soient les problèmes de dépression, de solitude intense pendant les multiples confinements ou les rythmes de travail infernal, elles sont nombreuses à avoir trouvé un nouvel équilibre grâce à la K-pop. « J’ai longtemps été victime de violences conjugales, témoigne Sandrine. J’avais pris l’habitude de rester enfermée dans ma petite bulle sans sortir. Mais pendant le confinement j’étais tellement seule que je me suis plongée dans les séries drama coréennes puis la K-pop et ça m’a libérée. Alors oui, ma chambre ressemble à celle d’une adolescente mais ça a changé ma vie. Maintenant, je suis heureuse et je pense que c’est le plus important. » 

Tous les jours, Sandrine et plus d’une centaine de millions de fans dans le monde, selon les chiffres du ministère des affaires étrangères de la Corée du Sud, partagent des dizaines de publications par jour sur leurs comptes. « On se parle constamment avec les autres fans, on s’envoie des gifs, des informations, on partage nos avis… Ça donne le sourire au quotidien. » Certains fans qui suivent activement toutes les actualités en lien avec leurs chanteurs et chanteuses préférés se portent parfois volontaires pour traduire les textes et vidéos des groupes. Un travail bénévole au service de la communauté qui peut devenir très chronophage. 

« C’est un peu une sorte de deuxième famille en fait, analyse Marie, 35 ans, la deuxième fondatrice de l’association Army Mums. Il y a beaucoup de personnes qui sont présentes à la soirée qu’on rencontre aujourd’hui pour la première fois mais avec qui on discute tous les jours sur les réseaux. Ça nous permet de nous sentir moins seules quand nos familles ou nos amis ont dû mal à comprendre. » Dans la rue, il n’est pas rare qu’elles arrivent à se reconnaître entre fans. Un pin’s aux couleurs du groupe, une protection de téléphone, un fond d’écran, des cheveux colorés… sont autant de signes de ralliement qui permettent de se retrouver n’importe où. 

Dans leurs chambres, les albums de musique se mêlent aux nombreux goodies, figurines, et posters qu’elles collectionnent avec précaution. Un vrai « magasin de K-pop », confirme Christelle. Car, il ne faut pas l’oublier, derrière les musiques et les belles paroles porteuses de messages d’espoir, il y a aussi une industrie extrêmement puissante dont l’objectif est avant tout de faire de l’argent. Que ce soit en partageant les publications de leurs stars préférées ou en achetant des accès à des sites spécialisés leur donnant accès à des informations plus confidentielles sur les idoles, les fans participent activement à l’enrichissement de cet écosystème. 

« On n’est pas dupes, explique sans détour Muriel, une marseillaise de 55 ans présente à la soirée. Bien sûr qu’il y a un aspect marketing à tout ça, mais personnellement je m’en fiche complètement. L’argent que je gagne, je le dépense comme je le veux, si ça me rend heureuse. D’autant que je ne suis pas excessive par rapport à certaines personnes. Et puis, franchement, à mon âge, j’en ai plus rien à faire de ce que pensent les autres. » 

Les longs cheveux roses fluos virevoltant sous la lumière des néons, Muriel poursuit sa danse sans se préoccuper des autres, sous le regard bienveillant de son amie qui l’accompagne pour l’occasion. Elle ne se doute pas alors de la nouvelle qui viendra frapper la communauté quelques jours plus tard. Quand je l’appelle un peu plus tard pour prendre de ses nouvelles, le choc est total. Les BTS viennent d’annoncer une pause dans leurs projets de groupe pour se consacrer à leurs carrières respectives. 

Même si cette annonce ne sonne pas véritablement la fin du groupe, de nombreuses fans restent encore sous le choc. « Je n’ai pas pu aller au bout de la vidéo, je pleurais trop, confie Sandrine. Mais on le sait, l’industrie de la K-pop n’est pas toujours très tendre envers les idoles. » Après neuf ans de carrière, les membres de BTS confirment que le rythme effréné de production, des entraînements et des concerts laisse peu de temps pour grandir et se réinventer sur le plan artistique. 

« Avec ma fille, on se doutait que ce moment allait arriver, que ça commençait à être trop difficile pour eux, explique Cristina. Même si ce n’est pas vraiment la fin, on ne se fait pas d’illusions pour la suite. Le seul regret, c’est que j’aurais aimé profiter un peu plus de leur carrière en tant que fan. J’ai l’impression de les avoir découverts trop tard. Finalement, cette soirée à Paris était le dernier moment véritablement joyeux avant d’apprendre la nouvelle. Maintenant, il va falloir prendre du recul pour savoir comment continuer à les soutenir.  » 

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