Maître Tseng en train d’ouvrir un tong en écorce de bambou contenant des galettes de thé pu er millésimées. © Jean-Claude Amiel
À peine le temps de saluer cette femme aux longs cheveux de jais et au sourire chaleureux, qu’elle s’affaire déjà à préparer la cérémonie du thé : sur une table réalisée à partir de bois vieux de plus de 200 ans, elle dispose délicatement une théière, puis sélectionne de son œil vif quelques liqueurs – c’est ainsi qu’on désigne les feuilles de thé – parmi les quelque 1 000 références exposées dans sa boutique.
Ici, des feuilles accessibles à tous financièrement côtoient des crus rarissimes, dont la production annuelle n’excède parfois pas quelques kilos, vendus à prix d’or. Dans une cave à thé, 500 millésimes reposent également là pour vieillir tranquillement. On retrouve les six familles de thé classiques : thé vert, thé noir, thé blanc, thé jaune, thé rouge et thé bleu-vert. Chaque année, Maître Tseng passe plus de la moitié de son temps en Chine, à sourcer auprès de producteurs artisanaux des liqueurs d’exception – comme ce mi lan xiang, un thé du Guangdong, au sud-est du pays, dont la dernière récolte n’a pas dépassé six kilos. « Il n’en pousse plus qu’un arbre ! », s’exclame-t-elle.
« Ici, c’est mon refuge, ça me rend fainéante », affirme cette femme au physique gracile, installée là depuis 1995. Au fur et à mesure, elle a chiné les objets qui meublent le lieu, dont certains ont plus de 250 ans. Humble et discrète, Maître Tseng fait pourtant partie du club très fermé des experts mondiaux du thé. Elle est d’ailleurs la seule femme à exercer cette fonction, « C’est la Pierre Hermé du thé », abonde Fabien Maïolino, son directeur de la communication. Ce qui ne l’empêche pas de rester discrète, aucune interview hors de la boutique – dont le nom n’est d’ailleurs pas indiqué sur la devanture – et une présence sur les réseaux sociaux réduite à portion congrue (un site est en préparation).
Le thé dans le sang
Pendant que nous discutons, elle prépare le thé avec une facilité déconcertante : rinçage, infusion, service, tout est effectué avec minutie et grâce. « C’est simple, intuitif », justifie Maître Tseng, qui nous assure que l’on est capable de faire de même. Née dans une famille noble du comté de Nantou, à Taïwan, elle a baigné dans les jardins de thé familiaux dès l’enfance. Outre un enseignement de la culture chinoise à un très haut niveau, elle a appris le piano et la clarinette, allant jusqu’à participer à des compétitions à Paris. Avant de choisir le chemin des plantations. « Ce n’est pas un métier, c’est ma vie, sourit-elle, le thé est enraciné en moi ».
Dotée d’un don, son nez, elle sait repérer en quelques secondes les notes olfactives dans sa tasse. Kumquat, humus, mimosa, odeur de vieille malle, aucune nuance ne lui échappe. Il faut dire qu’elle en consomme une quantité impressionnante chaque jour. « Au réveil, j’ai déjà bu au moins un litre de thé. Mon généraliste me reproche de trop en prendre », rit-elle. Et ne lui parlez pas de vertus zen ! « Pour moi, le thé est une gourmandise. J’adore boire et manger », s’exclame celle qui n’a, un temps, consommé que du thé. C’est dans les années 1990 qu’elle goûte pour la première fois aux plaisirs du vin, après une rencontre avec Philippe Faure-Brac (élu meilleur sommelier du monde en 1992). Un univers s’ouvre à elle, très similaire à celui du thé, ne serait-ce qu’au niveau du vocabulaire.
Un savoir-faire reconnu
Le savoir-faire de Maître Tseng est reconnu bien au-delà des murs de sa boutique et des frontières. Si la spécialiste a élu domicile dans la Ville Lumière, elle partage ses connaissances avec des chefs, des chocolatiers installés dans de nombreux pays, ou encore avec les élèves d’écoles hôtelières. Elle fait partie des pionnières à avoir développé la cuisine au thé en Europe, avec des chefs français de renom comme Jacques Genin, Olivier Roellinger, ou encore le regretté Alain Senderens. On la retrouve à un déjeuner réalisé à quatre mains avec Pierre Gagnaire, pour lequel ils ont concocté un menu où mets et thés s’accordent.
« Il y a trente ans, les récoltes étaient régulières, désormais elles sont imprévisibles. Il y a déjà des thés qui ne résistent plus au climat » – Maître Tseng.
« Tout a été très simple avec Maître Tseng, on goûtait chacun notre tour les plats, les thés, ça s’est fait très naturellement », détaille le chef multi-étoilé, qui contient difficilement son admiration pour le savoir-faire de sa partenaire. Au menu, notamment, un canard de Challans au cacao, fumé sous une cloche de chocolat amer marié avec un carré de Pu Er, millésime 1985, au goût très prononcé, qui fait ressortir toutes les notes de terre du plat. Pour l’occasion, Maître Tseng a sorti sa plus belle porcelaine – une gamme sur laquelle elle travaille depuis de nombreux mois et qui, selon elle, permet une dégustation optimale du thé.
Militantisme du thé
Pour diffuser l’art du thé, elle n’a pas hésité à donner de sa personne en 2012 lors d’une exposition dédiée à la boisson la plus bue au monde après l’eau, au musée Guimet, à Paris. On l’y voyait notamment dans un court-métrage sur le thé filmé par le réalisateur du film L’Odeur de la papaye verte, Tran Anh Hung. Un devoir de transmission nécessaire au vu de l’évolution de la culture. « Le jour où je vais arrêter, que va-t-il se passer ? », se demande celle qui confesse parler aux arbres et dialoguer avec les feuilles.
Année après année, elle ne peut que constater, impuissante, les effets du dérèglement climatique dans les plantations : « Il y a trente ans, les récoltes étaient régulières, désormais elles sont imprévisibles. Il y a déjà des thés qui ne résistent plus au climat, des terroirs entiers sont en train de disparaître », alerte-t-elle. « Je me bats pour que les palais ne soient pas standardisés », déclare celle qui commence par initier ses proches à la boisson ancestrale. « Depuis que mon fils est petit, je prépare du thé glacé pour ses copains », raconte-t-elle.
Maître Tseng se réjouit de voir défiler dans sa boutique toutes sortes de profils, ceux venus dépenser quelques deniers pour un sachet ou des milliers d’euros pour quelques grammes de thé. Elle se souvient notamment d’un petit garçon venu choisir une récompense à une évaluation scolaire. De nombreux étudiants sélectionnent également leurs feuilles chez elle, parmi plus de 350 variétés de thé artisanal, contre une petite quinzaine chez les marques industrielles. Allergique aux parfums synthétiques, elle ne résiste pas aux effluves naturels d’un bon pain au levain et de sa croûte, notamment celui qu’elle cuisine elle-même. « Je vis un peu à l’ancienne », ironise-t-elle. Son combat, quant à lui, ne pourrait être plus dans l’air du temps.
La Maison des Trois Thés, 1 rue Saint-Médard 75005
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