Biogaran, Sanofi : la financiarisation sans fin de l’industrie pharmaceutique
L’opération pourrait sembler anodine dans le monde des grandes firmes qui vendent et rachètent des filiales. Mais la cession du fabricant de génériques Biogaran par le laboratoire Servier est le symbole d’une industrie pharmaceutique qui se partage de plus en plus entre les gros laboratoires de princeps, c’est-à-dire de médicaments sous brevet, et les fabricants de molécules génériques qui sont, à l’inverse, tombées dans le domaine public. Le tout sur fond de persistance et d’aggravation des pénuries de médicaments.
Le groupe Servier n’a toujours pas officiellement confirmé son intention de vendre sa filiale de médicaments génériques, mais c’est tout comme : plusieurs candidats au rachat se sont manifestés. Quant au gouvernement, il s’est saisi du dossier en menaçant d’activer son veto si l’entreprise venait à être vendue à un repreneur étranger qui ne s’engagerait pas à remplir toute une série de « conditions drastiques ».
Entreprise stratégique
La Banque publique d’investissement (BpiFrance) pourrait d’ailleurs prendre une participation minoritaire dans cette société pharmaceutique. Il faut dire qu’elle revêt un caractère souverain et stratégique, comme le rappelait le Premier ministre Gabriel Attal à l’Assemblée :
« Ce fleuron français produit près du tiers des médicaments génériques vendus en France, soit une boîte de médicaments sur huit, et représente plus de 8 500 emplois directs et indirects, dans toute la France, pour la production de milliers de molécules dont nous avons besoin pour notre santé. »
« En mettant en vente Biogaran, Servier ne vend pas d’outil industriel mais des parts de marché en France » – Etienne Nouguez, sociologue au CNRS
La filiale de Servier vend certes une boîte de génériques sur trois dans le pays mais ne possède pas d’usine. Elle sous-traite à d’autres la fabrication et la mise en plaquettes de ses différentes gélules. Ce sont notamment 39 usines réparties sur le territoire œuvrant pour la fabrication des médicaments vendus sous la marque Biogaran qui se retrouvent dans l’expectative.
« En mettant en vente Biogaran, Servier ne vend pas d’outil industriel mais des parts de marché en France », résume Etienne Nouguez, sociologue au CNRS et auteur de Des médicaments à tout prix.
Logiquement, des fabricants de génériques, notamment des très grandes firmes indiennes, se sont montrés intéressés par le rachat, tout comme un fonds d’investissement britannique. Selon l’identité et la stratégie du repreneur, le réseau de sous-traitants, composé principalement de PME, pourrait en pâtir.
Le risque est connu : un affaiblissement de ses capacités de production pourrait participer à la délocalisation et à la concentration de la fabrication de ces molécules. Ce sont ces deux facteurs qui sont principalement à l’origine des pénuries. C’est d’ailleurs la crainte des élus du personnel de l’entreprise, qui ont lancé une pétition pour le « maintien du médicament générique fabriqué en France », ces derniers craignent notamment que l’incertitude gouvernementale favorise le rachat par un acteur étranger.
Une industrie duale
Mais cette chronique d’une cession annoncée est surtout l’un des derniers avatars d’une industrie pharmaceutique de plus en plus coupée en deux.
« Un nombre important de groupes pharmaceutiques ont décidé, au début des années 2000, de céder leurs filiales de génériques et de se recentrer sur leurs activités de recherche et développement de spécialités originales jugées plus profitables. C’est le cas (…) de Bayer Classics cédé au génériqueur israélien Teva, de MSD Génériques à l’américain Ivax en 2002 et, enfin, de RPG vendu à l’indien Ranbaxy par Aventis, avant sa fusion avec Sanofi en 2004 », écrit le sociologue Etienne Nouguez dans un article sur le sujet.
Plus récemment, le géant Novartis a filialisé son activité générique, Sandoz, avant d’en faire une entité indépendante en 2023. En 2018, Sanofi a cédé son activité générique. Le laboratoire britannique GSK a vendu cette année ses dernières actions dans Haleon, son ex-filiale de médicaments sans ordonnance (Advil, Voltarène, etc.).
Nombre de groupes pharmaceutiques ont cédé leurs filiales de génériques pour se recentrer sur la R&D. Biogaran était donc l’un des derniers à être rattaché à un laboratoire de princeps
Même stratégie chez Sanofi qui est en train de se séparer de sa branche médicaments sans ordonnance, incluant notamment le Doliprane. La scission devrait se faire d’ici peu : le français a laissé jusqu’au 16 juillet la possibilité aux repreneurs intéressés de déposer une offre.
Biogaran était donc en quelque sorte, à l’échelle du pays, l’un des derniers fabricants de génériques toujours rattaché à un laboratoire de princeps. Leur métier n’est certes pas du tout le même. Mais ce sont surtout les marges de ces deux activités qui sont sans commune mesure.
Les grands laboratoires, comme Sanofi, Pfizer, Johnson & Johnson ou Novartis – les « Big Pharma » – ont des dépenses importantes en recherche et développement (R&D) et leurs revenus proviennent de médicaments innovants à forte valeur ajoutée protégés pendant deux décennies par un brevet.
Seuls à pouvoir les vendre, ils sont en capacité de faire s’envoler les prix. A l’inverse, dès qu’une molécule perd son brevet et devient généricable, son prix chute de plus de moitié et plusieurs génériqueurs se font concurrence pour le proposer. Ces fabricants n’ont pas de coût de R&D à supporter, mais vendent en contrepartie un produit à un prix bien plus faible.
Les génériqueurs se plaignent d’ailleurs d’un modèle économique de plus en plus mis à mal. Une étude commandée par le Gemme, le syndicat du secteur, illustre la très inégale profitabilité de l’industrie pharmaceutique entre les deux types de firme. L’excédent brut d’exploitation rapporté au chiffre d’affaires des laboratoires de princeps serait, en 2021, de quasiment 10 %, contre moins de 5 % pour celui des génériqueurs. Selon ces derniers, la fabrication de certaines molécules serait déjà déficitaire.
Refonder la politique du médicament
C’est l’un des effets de la financiarisation de l’industrie pharmaceutique. Les firmes se concentrent sur les activités les plus profitables, les nouveaux médicaments présentés comme innovants, mais délaissent les anciennes molécules, ces dernières constituant pourtant l’essentiel de la pharmacopée.
La politique française du médicament cherche principalement à contenir la dépense publique et à avoir accès aux traitements innovants. Ce qui a pour conséquence de faire grimper le prix des nouvelles molécules
La tendance alimente un véritable cercle vicieux. L’organisation de cette industrie pharmaceutique de plus en plus duale vient encore plus fragiliser les molécules concernées par les pénuries de médicaments, dont le nombre a été multiplié par dix depuis 2017. En effet, le gros des ruptures d’approvisionnement dans les pharmacies concerne des vieux médicaments.
Suffirait-il de monter le prix des génériques pour régler le problème ? La réponse est bien plus compliquée. Ce qui est en jeu est plutôt la structure de la politique française du prix du médicament.
« Les décisions du CEPS [Comité économique des produits de santé, organisme interministériel qui négocie avec les laboratoires le prix des médicaments, NDLR] forment ainsi une architecture des prix fortement polarisée dans laquelle la majeure partie des anciens médicaments sont payés à un prix proche de leur coût de production et représentent une faible part du budget des médicaments remboursés, tandis qu’une poignée de médicaments offrant une très forte innovation thérapeutique peuvent être appréciés à plusieurs dizaines de milliers d’euros par patient », explique ainsi Etienne Nouguez.
Les objectifs de cet organisme qui négocie pour le compte de la Sécurité sociale sont principalement de contenir la dépense publique en médicaments tout en ayant accès aux traitements innovants. Ce qui a pour conséquence de faire grimper le prix des nouvelles molécules et la profitabilité des laboratoires qui misent sur elles. Mais le partage des dépenses de médicaments se fait alors en défaveur des vieux médicaments, la négociation de leur prix étant dominée par l’impératif de payer le moins cher possible.
Alors que les enjeux de politique industrielle et de maintien ou de développement des capacités de production sur le territoire sont tout à fait marginaux. Une politique à refonder ?
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