BRIGHTON 4TH
Levan KOGUASHVILI – Géorgie / USA 2022 1h36 VOSTF – avec Levan Tediashvili, Giorgi Tabidze, Nadezhda Mikhalkova, Kakhi Kavsadze… Scénario de Boris Frumin et Levan Koguashvilli.
Du 03/05/23 au 23/05/23
C’est un film formidable sur l’abnégation paternelle, l’amour inconditionnel d’un père pour son fils, et c’est aussi une splendide plongée dans un quartier new-yorkais mythique, le seul endroit au monde où toutes les minorités issues de l’ancienne URSS se côtoient bon gré mal gré : Brighton Beach, sa plage battue par les vents, son parc d’attractions désuet et sa grande roue si cinégénique, un quartier immortalisé par le magnifique Little Odessa de James Gray (sa première œuvre, invisible au cinéma depuis trop longtemps).
Mais la première séquence nous emmène bien loin de New York, dans un café de Tbilissi en Géorgie, où des hommes passablement agités s’invectivent violemment autour d’un match de foot. Une séquence un peu ubuesque qui rappelle l’atmosphère des films de Kusturica ou de Pavel Lounguine. L’homme expulsé du bar est un joueur invétéré, qui perd dans ses paris tout l’argent qui devait servir à l’achat d’un appartement. Mais c’est son frère, le toujours droit et serviable Kakhi, ancien champion de lutte, que l’on va suivre : après avoir secouru son vaurien de frère, il s’apprête à s’envoler vers les États-Unis pour y rejoindre son fils Soso, qui est censé y suivre des études de médecine. La valise chargée par son épouse de lourds fromages du pays, le voilà qui débarque à New York, directement dans ce quartier étonnant, principalement peuplé de gens venus des différentes républiques ex-soviétiques : Russes, Géorgiens, Kazakhs, Ouzbeks… Autant de femmes et d’hommes qui n’ont jamais réellement tenté d’intégrer la culture américaine et recréent sur les quelques hectares de Brighton Beach une réplique miniature de leurs Russies, avec leurs langues, leurs traditions festives et culinaires, leurs manières bien à eux d’organiser une solidarité à géométrie variable, de régler les différents commerciaux et les dilemmes familliaux… L’immeuble où arrive Kakhi est en quelque sorte le territoire georgien de Brighton Beach. Géré d’une poigne de fer par sa belle sœur (la femme du frangin, resté au pays, dont elle attend avec impatience qu’il ait acheté son appart pour enfin le rejoindre…), c’est un empilement de chambrettes spartiates où s’entasse une faune de travailleurs épuisés, nostalgiques de leur patrie. Là que le vieux lutteur va partager un lit superposé et quelques jours de la vie de son fils – lequel révèle rapidement avoir mis un terme provisoirement définitif à ses études pour tenter de gagner de quoi se payer un mariage blanc avec Lena, une expat’ naturalisée américaine – et ainsi acquérir le sésame ultime, la fameuse greencard qui le mettra à l’abri des tracasseries administratives et policières. Mais même si ces deux-là semblent éprouver l’un pour l’autre de vrais sentiments, business is business, le mariage coûte cher – et Soso, mauvais sang ne saurait mentir, suit les traces incertaines de son tonton en misant tout sur sa chance et sa capacité à faire fortune aux tables de jeu (attention, révélation : non, ce n’est pas le cas). Et le mauvais fils, mais pas si mauvais au fond, accumule les petits jobs d’appoint, dans le seul but de régler des dettes sans fin à des débiteurs musclés, fort peu conciliants.
La beauté du film tient d’abord à la bouleversante ténacité de ce vieux père – incarné avec une force incroyable par Levan Tediashvili, acteur non professionnel mais authentique champion de lutte, mout fois médaillé dans les années 70 pour la plus grande gloire de l’URSS. Au vieux, à l’indomptable Kakhi, il prète sa présence tranquille, sa silhouette à la fois massive et fragile, sa démarche mi-pesante, mi-féline,… Il pose sur le petit monde qui l’entoure, sur son fils-même, son doux regard délavé, d’une indéfectible bienveillance, où semblent pourtant fugitivement percer des éclairs d’ironie – à moins que ce ne soit que du fatalisme. Le réalisateur géorgien Levan Kogashvili porte le même regard sur le petit peuple de Brighton Beach, qu’il décrit avec une authenticité, une tendresse dignes d’un Capra ou d’un Renoir, à travers une multitude de portraits incroyablement forts et attachants : on n’oubliera pas cet octogénaire, merveilleux chanteur des fins de soirées qui s’éternisent, ni ce Kazakh, exploiteur plutôt qu’employeur de femmes de ménages, peu scrupuleux et mauvais payeur, que Kakhi et ses amis devront bousculer pour le contraindre à payer ses employées, finalement bien plus pathétique et touchant que malhonnête… C’est sa grandeur et sa justesse : aucun jugement, donner à chacun sa chance, faire cohabiter une mélancolie slave avec une vision farouchement optimisme de l’âme humaine, puisque même les salauds ou les brutes de l’histoire ne le sont pas complètement – y compris cette caricature de parrain auquel, pour sauver son fils, se confronte Kakhi, qui se révèle finalement respectueux d’un certain code de l’honneur.
La lumière du chef opérateur Phedon Papamichael (lui est d’origine grecque) traduit admirablement la poésie tout à fait singulière de ce quartier de bord de mer, donne à ce coin des États-Unis d’Amérique, à l’écart de la frénésie new-yorkaise, les couleurs grises et fatiguées des villes georgiennes déshéritées. Et rehausse la beauté de cette petite frange d’humanité qui s’est organisée pour y vivre. Avec Brighton 4th, Levan Kogashvili signe un film noir, intimiste, fort et généreux – en quelque sorte son Little Tbilissi à lui. Une grande réussite.
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