Dette post-Covid : l’austérité n’est pas une fatalité
Comme après la crise de 2008, la crise sanitaire laisse un douloureux héritage : une hausse substantielle de la dette publique. En France, entre 2008 et 2009, la dette publique a augmenté de plus de 11 points de produit intérieur brut (PIB) ; de 2019 à 2020, la hausse est supérieure à 18 points.
La raison en est simple : les stabilisateurs automatiques (dépenses publiques en hausse – allocations chômage, etc. – et recettes en baisse du fait de la récession) et les politiques de soutien à l’économie mises en œuvre par le gouvernement (activité partielle, etc.) ont permis de socialiser le coût du ralentissement brutal de l’économie et de briser les enchaînements récessifs. Ces socialisations, nécessaires, se sont ajoutées l’une à l’autre et amènent la dette publique française à un niveau jamais observé depuis la Seconde Guerre mondiale. Les données historiques de l’Insee et du FMI nous indiquent que seule la période 1920-1932 est caractérisée par une dette supérieure à 120 %. Même la France de l’après-défaite de 1871 était moins endettée, en pourcentage du PIB, qu’aujourd’hui !
Le sens du ratio
Si la dette française a atteint un record, ça a été aussi le cas des taux d’intérêt souverains, ceux auxquels empruntent les Etats, mais en sens inverse. Depuis l’été 2019, ils sont nuls ou négatifs. Si l’on se réfère au travail d’histoire quantitative de Vivien Levy-Garboua et Eric Monnet, les taux souverains ont été toujours supérieurs à 3 %, avec des pics au moment des conflits (guerres napoléoniennes, guerre de 1870-1871, guerres mondiales), montrant le caractère exceptionnel des taux actuels.
Une conséquence directe de cette baisse des taux est que les intérêts versés par l’Etat à ses créanciers n’ont cessé de baisser. Si la dette publique atteint des niveaux records, la charge d’intérêt se situe à des niveaux à peine supérieurs à 1 point de PIB. Donc proches de ce que l’on connaissait avant la période d’inflation élevée des années 1970 à la fin du système de Bretton Woods et avant les politiques de lutte contre l’inflation amorcées aux Etats-Unis en 1979 avec Paul Volcker, rapidement suivies en Europe, notamment en France avec le « tournant de la rigueur » de 1982.
Si la dette publique atteint des niveaux records, la charge d’intérêt se situe à des niveaux à peine supérieurs à 1 point de PIB
Faut-il s’affoler d’une dette publique au plus haut, nous ramenant à des situations observées uniquement en période de conflit majeur ? Ou rester placide en se disant que la charge d’intérêt est tellement basse que l’endettement est en fait modéré et tout à fait supportable ?
La première chose à faire est de ne plus considérer le ratio dette publique sur PIB comme le bon indicateur de la « soutenabilité », c’est-à-dire de la capacité de l’Etat à rembourser. Si ce ratio a l’avantage d’être simple à calculer et que chacun semble en connaître la définition et la valeur, il n’a en fait pas grand sens économiquement. Yanis Varoufakis, alors ministre des Finances de la Grèce, avait proposé de le remplacer par un concept plus subtil : la valeur nette actualisée des charges futures d’intérêts. Ce concept est plus solide, mais plus complexe à calculer. Il faut en effet projeter les futures charges d’intérêt, et utiliser un taux d’actualisation difficile à définir mais dont la valeur sera pourtant décisive pour le résultat final. La proposition de Varoufakis avait affolé Wolfgang Schäuble, le redouté ministre des Finances allemand, et avait été rejetée, trop complexe et trop malicieuse sans doute pour être employée au milieu d’une crise européenne majeure.
Une alternative est de regarder le poids des intérêts dans le PIB et de considérer qu’un risque apparaît lorsque cette charge d’intérêt est trop élevée. C’est-à-dire lorsqu’elle alimente le risque d’un non-remboursement parce qu’il serait préférable pour l’Etat en question de demander à ses créanciers de retarder le paiement, voire de supprimer une partie de la dette et donc de la charge d’intérêt, quitte à payer plus tard, plus cher, mais pour une dette plus basse.
A la recherche de la soutenabilité
Cette analyse rassurante bute pourtant sur un point. Que va-t-il se passer maintenant ? Est-ce qu’une remontée des taux est possible avec la fin de la politique monétaire accommodante de la Banque centrale européenne (BCE) qui va bien finir par arriver ? C’est cette façon de poser la question qui permet de définir la soutenabilité de la dette publique et de mettre en œuvre l’idée complexe de Yanis Varoufakis. La soutenabilité de la dette publique ne peut pas s’apprécier en regardant le passé.
Elle demande d’envisager les différents scénarios possibles pour le futur. Plusieurs variables doivent alors être prises en compte : la remontée éventuelle des taux d’intérêt, l’écart entre ces taux et la croissance, la maturité de la dette moyenne (c’est-à-dire la durée moyenne de l’emprunt) qui transmet avec retard le taux courant à la charge d’intérêt, mais aussi la croissance à venir et l’inflation. A chaque scénario est associée une politique budgétaire, et donc un effet sur la conjoncture par les multiplicateurs budgétaires. Pour chaque objectif et chaque jeu de paramètres, on peut évaluer l’effort à réaliser et quantifier, en cas de hausse des taux, si la France a besoin d’une austérité, brutale ou non. Et c’est la combinaison des scénarios vraisemblables qui permet de porter un jugement sur la soutenabilité ou non de la dette publique. Par rapport à la proposition de valeur actualisée de la charge d’intérêt, l’incertitude liée aux scénarios est explicite et non pas résumée dans un paramètre malicieux – le taux d’actualisation.
Si l’on conserve un écart entre taux d’intérêt et taux de croissance durablement négatif, il n’est pas nécessaire de faire de l’austérité
L’application debtwatch a été développée par l’OFCE pour permettre l’exploration de ces scénarios, de façon reproductible et transparente. Le message est simple : si l’on conserve un écart entre taux d’intérêt et taux de croissance durablement négatif, c’est-à-dire la prolongation de la situation actuelle, il n’est pas nécessaire de faire de l’austérité. Le niveau de dette actuel est compatible avec une charge d’intérêt basse et ne demande pas d’effort budgétaire particulier. Si cet écart devient nul, la stabilisation de la dette publique demande un effort budgétaire équivalent à une hausse de 1,4 point de PIB des prélèvements obligatoires (35 milliards d’euros en 2020). C’est un effort conséquent qui représente la moitié des recettes de l’impôt sur le revenu. S’il portait sur les dépenses, ce serait l’équivalent du budget pour les loisirs, la culture et les cultes. Ce n’est pas encore de l’austérité mais cela commence à y ressembler. Un écart encore plus important, signifiant une défiance des marchés financiers ou un épisode de lutte contre l’inflation aussi intense qu’au début des années 1980, nous engagerait sur la voie de l’austérité.
La baisse historique des taux d’intérêt donne beaucoup de marges de manœuvre à la France. Une grande partie de cette baisse résulte de la maîtrise de l’inflation (pas besoin de monter les taux d’intérêt pour ralentir l’économie et réduire la hausse des prix) et, malheureusement, du ralentissement de la croissance mondiale qui laisse l’épargne disponible à un niveau plus élevé que les envies d’investir. La demande très soutenue pour des actifs financiers sûrs, comme ceux de la dette publique française, y contribue également. Il est probable que dans ce monde nouveau, la France puisse bénéficier d’un taux d’intérêt sur sa dette inférieur à son taux de croissance. A cette condition, et en abandonnant les cibles obsolètes du traité de Maastricht, l’austérité budgétaire ne s’imposerait pas.
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