En ce mardi de novembre à Marseille, Olivier Leberquier, président du conseil d’administration de la coopérative Scop-TI, assiste à une conférence organisée par un assureur mutualiste national dans le cadre du Mois de l’ESS (économie sociale et solidaire). Dix ans après que les salariés aient repris l’entreprise, la coopérative de thés est toujours citée comme un exemple à suivre, et son président parcourt la France pour en discuter. L’histoire de cette lutte fait partie intégrante de l’identité de la coopérative. En 2010, Unilever annonce la fermeture de son usine Fralib, située en périphérie de Marseille, en avançant que cette usine est la moins rentable d’Europe pour le géant agroalimentaire. Délocaliser en Pologne permettrait de réduire les coûts de main-d’œuvre, passant ainsi de 14 centimes pour chaque boîte de thé produite à Gémenos à seulement 6 centimes dans l’usine de Katowice. Malgré les protestations des représentants du personnel, Unilever reste inflexible et ferme son site.

Il s’engage alors une lutte longue de 1 336 jours pour tenter de mettre en place un plan de reprise, et surtout, pour proposer une alternative.

« Dès janvier 2011, nous avons présenté un premier document proposant une solution alternative à la fermeture. Nous y évoquions la réappropriation de l’outil de production », se remémore Olivier Leberquier, qui représentait la CGT à l’époque.

Née dans la lutte et développée dans la solidarité

À Fralib, 58 coopérateurs ont fini par puiser 3 000 euros de leur indemnité de licenciement pour fonder une Scop. En dépit des 2,85 millions d’euros qu’Unilever a dû injecter dans la nouvelle structure pour clore le conflit, ainsi que la cession des machines, dont la valeur comptable était de 7 millions d’euros, pour un euro symbolique, les premières années s’avèrent compliquées. La Scop n’a pas pu récupérer la marque marseillaise centenaire, Elephant, et la masse salariale est élevée. Scop-TI a effectivement pris l’engagement de réembaucher tous les salariés qui ont participé à la lutte.

Les employés ont renoncé à de multiples primes et perçoivent un salaire uniforme par catégorie professionnelle, allant de 1 600 euros à 2 000 euros nets, mais les écarts de salaire internes sont passés à 1,25 contre 220 chez Unilever…

« C’est leur choix politique : l’entreprise existe pour l’emploi, pour l’humain, et non pour le profit », souligne Anne-Catherine Wagner, sociologue et autrice de Coopérer. Les Scop et la fabrique de l’intérêt collectif dans lequel elle analyse longuement la coopérative de tisane.

Dix ans plus tard, Scop-TI emploie 32 salariés, reposant sur des principes d’horizontalité et de participation active des employés. Les décisions sont votées et prises en commun, explique Nasserdine Aissaoui, ancien opérateur en charge aujourd’hui du site de vente : « Comme dans une famille, il peut arriver que l’on n’ait pas d’accord avec tout le monde, il y a parfois des divergences, mais le vote permet de trancher. »

Anne-Catherine Wagner met en avant l’importance de la lutte dans cette structuration :

« Les assemblées générales quotidiennes au cours des 1 336 jours de conflit ont permis d’apprendre à collaborer. »

Les coopérateurs ont également dû s’approprier des tâches précédemment réalisées par le groupe : le service commercial, certaines fonctions techniques telles que le service hygiène et santé, ce qui a conduit certains salariés à changer de métier. Rim Hidri, 48 ans, a débuté comme opératrice de contrôle qualité intérimaire chez Unilever en 2002. Avec Scop-TI, elle est aujourd’hui assistante comptable.

« Les camarades de l’époque savaient que j’avais des bases en gestion administrative, souligne-t-elle. J’ai appris sur le terrain grâce à une bénévole, une ancienne directrice financière de Haribo, qui, étant à la retraite, a souhaité contribuer en me formant. »

Une lutte sur un terrain difficile

Scop-TI adopte aujourd’hui une double stratégie commerciale. Sous la marque 1336, en référence au nombre de jours de lutte et qui symbolise son histoire et ses valeurs, les thés et tisanes sont vendus directement, notamment dans les réseaux militants et sont également présents chez Auchan. Cependant, Scop-TI produit également en marque blanche pour des enseignes comme Carrefour, Intermarché ou Leclerc.

« Lorsqu’on nous sollicite, il y a un appel d’offres, et souvent on nous demande de reproduire Lipton ou Eléphant. Nous sommes bien positionnés pour le faire », plaisante Olivier Leberquier.

En 2023, 58 % du chiffre d’affaires de la Scop (société coopérative de production) provient des marques blanches et 42 % de 1336. Les Scop-TI fabriquent jusqu’à 120 000 boîtes de thé et de tisane par semaine.

Exister dans le secteur de la grande distribution reste un défi. Bien que Scop-TI conteste le modèle capitaliste, elle est soumise aux mêmes règles économiques et légales que les autres entreprises. Lorsqu’elle a rencontré des difficultés financières, même les banques coopératives n’ont pas voulu offrir leur soutien.

« Ils ont des tableaux Excel avec des ratios, nous devons répondre à leurs critères, et l’aspect humain ne compte pas », déplore Olivier Leberquier. La coopérative ne se laisse pas décourager. Elle lance alors une campagne de « sociofinancement » et parvient à récolter 447 000 euros de dons. « Sans cela, nous n’aurions pas pu revitaliser notre marque ni améliorer notre packaging », précise-t-il.

Pour Dominique Giabiconi, directeur de la branche PACA de France Active, réseau d’entrepreneurs qui soutient et finance les entreprises de l’économie sociale et solidaire, les inquiétudes des institutions financières relèvent de leur perception du risque :

« S’il y a des incertitudes, la banque ne s’y aventurera pas. Un gros actionnaire capable d’injecter de l’argent en cas de besoin rassure souvent davantage. »

Un modèle pour d’autres ?

Malgré ces obstacles, la coopérative atteint pour la première fois en 2020 le seuil de rentabilité, après avoir subi 3,05 millions d’euros de pertes. Les années suivantes, en particulier 2023, montrent cependant un retour à de légers déficits.

En 2024, l’entreprise prévoit de réaliser son meilleur chiffre d’affaires à ce jour, anticipé à 4,6 millions d’euros avec un résultat net de près de 200 000 euros. Les bénéfices prévus sont répartis selon des principes décidés collectivement et en respectant les statuts coopératifs : 65 % sont réinvestis dans l’entreprise et 35 % sont distribués aux salariés sous forme de participation.

« Scop-TI, c’est plus un horizon ou un espoir qu’un modèle universel. C’est le récit d’une lutte qui fonctionne », analyse Anne-Catherine Wagner.

Le succès du modèle économique de la coopérative repose également sur la médiatisation de la lutte, selon elle. Dans son livre, la sociologue a comptabilisé plus de 6 000 mentions médiatiques de la Scop. « Un reportage au JT de France 2 a augmenté nos ventes en ligne de 58 % en un mois », confirme Olivier Leberquier.

À l’ombre de Scop-TI, d’autres coopératives pourraient-elles émerger dans un secteur agroalimentaire en crise ? Des dizaines d’entreprises de ce domaine ont fermé leurs portes à travers la France, telles que la brasserie Heineken à Strasbourg ou l’usine Labeyrie à Boulogne-sur-Mer. La question de la reprise en Scop par les salariés devient inévitable. En effet, l’agro-industrie a surpassé la métallurgie pour s’établir en tant que principal secteur d’activité des 383 coopératives adhérentes à la Fédération des Scop de l’industrie.

Cependant, ce modèle demeure encore marginal, surtout pour les grandes industries dotées d’un équipement conséquent. L’investissement requis en capital est bien trop élevé pour les futurs coopérateurs.

« Pour des dossiers d’envergure, il faut la mobilisation de partenaires et des collectivités », précise Jérôme Mathieu, président de la Fédération des Scop de l’industrie, qui rappelle que la Confédération générale des Scop propose un fonds dédié à la reprise d’entreprise par les salariés.

Rim Hidri, coopératrice de Scop-TI, s’amuse de la situation : « Des entreprises qui valent des milliards ferment alors que nous sommes toujours debout, s’exclame-t-elle. Le secret, c’est que ici, chaque coopérateur, qu’il soit opérateur ou en charge des ventes, maîtrise les chiffres, les bilans et les décisions. C’est beaucoup plus facile de comprendre pourquoi il est nécessaire de faire des efforts. »


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