Dons records, cagnottes en ligne : les caisses de grève font aussi leur révolution

Du jamais vu. Après seulement dix journées de mobilisation contre la réforme des retraites, et alors que se profile la 11e, le 6 avril prochain, les caisses de grève atteignent déjà des niveaux inégalés. Il est aujourd’hui impossible de toutes les recenser mais rien qu’en additionnant les montants récoltés par les plus grosses, la barre des 5 millions d’euros est largement dépassée.
Un premier décompte réalisé par le sociologue Gabriel Rosenman, qui prépare une thèse sur le sujet. En 2020, cette même somme avait été réunie, mais en plus de 46 jours, lors de la mobilisation contre le projet de système universel de retraites. A l’époque, plus de 380 caisses de grève en ligne avaient été dénombrées.
Avec une inflation à 6 %, débrayer est une décision difficile à prendre. Pour chaque jour non travaillé, un salarié du secteur privé perd en moyenne plus de 80 euros, 82 euros pour un ouvrier et potentiellement jusqu’à 190 euros pour un cadre, selon les données de l’Insee.
Récolter de l’argent permet ainsi aux syndicats d’apporter un soutien indispensable à leurs membres afin qu’ils tiennent dans la durée. « Les caisses de grève sont aussi vieilles que la grève elle-même, rappelle Jean-Michel Denis, professeur de sociologie à l’université Paris-I-Panthéon Sorbonne. Mais, aujourd’hui, elles renaissent de leurs cendres. »
Pour preuve, certaines d’entre elles se sont ouvertes avant même que la mobilisation contre la réforme des retraites ne se soit installée dans la durée, constate Gabriel Rosenman :
« Certaines ont vu le jour avant même le début du mouvement et avec des règles d’indemnisation très souples. La CGT Education Paris ou le syndicat des instituteurs indemnisent leurs membres dès le premier jour de grève. C’est extrêmement rare. »
En plus de la caisse en carton qui circule sur les piquets de grève et dans les cortèges et dans laquelle il est possible de glisser quelques billets, les récoltes se font désormais le plus souvent en ligne, grâce à des cagnottes qui atteignent des sommes conséquentes. Sur ce point, c’est la Caisse de Solidarité animée par Info’Com-CGT et Sud Postes92, initiée en 2016 lors de la mobilisation contre la loi Travail, qui a changé la donne.
« Il y avait déjà eu quelques cagnottes en ligne locales, mais celle-ci a vraiment renouvelé l’usage des caisses de grève parce qu’elle permet à des gens partout en France, voire à l’international, de pouvoir soutenir un conflit social, sans n’avoir jamais croisé un gréviste », détaille Gabriel Rosenman.
Star de cette mobilisation, la Caisse de Solidarité a déjà engrangé 3,2 millions d’euros, égalant son exploit de 2020. Elle se démarque par sa visée intersyndicale et interprofessionnelle
Star de cette mobilisation, la Caisse de Solidarité a déjà engrangé 3,2 millions d’euros, égalant son exploit de 2020. Créée à l’origine dans une optique éphémère, cette caisse désormais permanente, se démarque par sa visée intersyndicale et interprofessionnelle.
Qu’importe le secteur, que l’on soit affilié à un syndicat ou pas, tous les collectifs de grévistes peuvent faire une demande à cette caisse. « Le seul critère est d’avoir cumulé au minimum deux jours de grève consécutifs. On parle donc des travailleurs en grève reconductible », précise Romain Altmann, coordinateur de la caisse.
La CNAS, un modèle unique
Depuis le début du mouvement contre la réforme des retraites, la Caisse de Solidarité fédère également des caisses locales.
« On en a une cinquantaine de deux types. Des caisses qui viennent abonder le fonds national et des caisses traditionnelles d’entreprises, comme celle des chauffeurs poids lourd de la propreté de Paris, pour les éboueurs, qui atteint plus de 80 000 euros », détaille Romain Altmann.
Et pour tenir sur le long terme, la caisse s’attache à verser l’argent en 48 heures. Ainsi, sur les trois millions recueillis, près d’un million et demi d’euros ont déjà retrouvé la poche des grévistes. Dans une démarche de transparence, le montant global de chaque don versé à un collectif est public sur leur site. Chaque groupe partage ensuite la somme entre les salariés grévistes selon des règles qui leur sont propres comme le nombre de jours de cessation du travail ou l’ancienneté.
Du côté de la CFDT, la Caisse nationale d’action syndicale (CNAS), fondée il y a une cinquantaine d’années, sort aussi du lot. Un exemple « rare et unique dans le syndicalisme français », souligne Jean-Michel Denis, puisque c’est la seule organisation à avoir mis en place « à l’échelle confédérale, une caisse de grève permanente de soutien financier à ses adhérents grévistes ».
La CNAS est alimentée par une ponction de 8,6 % sur la cotisation versée par les personnes qui s’encartent à la CFDT. Elle est donc destinée aux seuls adhérents du syndicat, pour les conflits à l’appel de la CFDT.
Un record de dons
La CNAS dispose d’une impressionnante réserve d’environ 150 millions d’euros. « C’est l’équivalent d’une semaine de grève pour tous les adhérents », explique Jean-Michel Rousseau, secrétaire confédéral chargé de la caisse. Cette cagnotte est également mise à contribution pour de l’accompagnement juridique et pour les frais liés à des recours devant les Conseils de prud’hommes.
La CNAS consacre un budget spécifique de 1 million d’euros par an à la caisse de grève. Et si jamais ce n’est pas assez, elle peut piocher dans ses réserves.
Chaque membre gréviste peut prétendre à un taux unique de compensation de 7,70 euros de l’heure – la moitié pour celui qui est membre depuis moins de six mois. Seule règle pour y avoir accès : avoir débrayé une journée complète.
« On a déjà plus de 350 syndicats qui ont déposé des dossiers, dont beaucoup qui utilisent cette caisse de grève pour la première fois », indique Jean-Michel Rousseau.
En plus de ce fond, des dons spontanés arrivent également au siège. « On reçoit une dizaine de chèques par jour, c’est du jamais vu et ça montre le degré d’engagement des gens contre la réforme. »
La CGT a réactivé sa « Cagnotte Solidarité CGT Mobilisation », lancée en 2020 sur la plate-forme Leetchi. Elle culmine aujourd’hui à plus de 1,6 million d’euros
D’autres syndicats s’appuient sur des solutions différentes pour se porter à la rescousse de leurs adhérents grévistes. La CGT a par exemple réactivé sa « Cagnotte Solidarité CGT Mobilisation », qui avait été lancée en 2020 sur la plate-forme Leetchi. Alimentée par les dons, elle culmine aujourd’hui à plus de 1,6 million d’euros.
Chez Force ouvrière, le modèle se rapproche plutôt de celui de la CFDT, avec une « une quote-part » de la cotisation annuelle de chaque adhérent qui alimente le « fonds de solidarité de grève confédéral ».
D’autres initiatives, politiques notamment, ont vu le jour récemment, comme celle de La France insoumise qui a récolté plus de 800 000 euros depuis octobre 2022. Mais quel que soit le modèle choisi, « les caisses de grève ne couvrent jamais la perte de salaire », rappelle Gabriel Rosenman. Faire grève est donc toujours une prise de risque.
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