Economiser et investir plus : les injonctions contradictoires du gouvernement aux collectivités locales
Le jeu de rôle est presque devenu un rituel. Chaque automne, le gouvernement et les élus locaux s’écharpent sur la situation financière des collectivités : le premier assure qu’elles ont une santé de fer quand les seconds se disent au bord de l’asphyxie.
L’épisode 2023 de cette série n’a pas dérogé à la règle. Le ministre des Comptes publics, Thomas Cazenave, a joué le naïf le 20 octobre à l’Assemblée nationale en déclarant : « Je suis souvent surpris de l’écart entre cette situation [au global satisfaisante] et les propos très alarmistes que j’entends sur les finances locales. »
La déclaration du ministre vise sans doute André Laignel. Le président du Comité des finances locales (CFL) et vice-président de l’Association des maires de France (AMF) dénonce régulièrement « le supplice du garrot » que ferait subir l’Etat aux collectivités en affaiblissant leurs recettes. Selon lui, celles-ci ne sont « pas assises sur un tas d’or » et leurs perspectives financières sont « préoccupantes. »
Au-delà du jeu de communication, qui a raison ? L’enjeu est majeur, car les collectivités locales sont en première ligne de la transition écologique que doit réaliser la France.
Incontestablement, les collectivités ont résisté à la crise Covid et tenu bon dans les premiers instants du choc inflationniste. En 2022, tous les voyants étaient au vert : un excédent budgétaire de 4,8 milliards d’euros, une épargne brute (solde entre leurs recettes et leurs dépenses de fonctionnement) atteignant un montant record de 38,6 milliards d’euros et une trésorerie qui continuait de grossir, avec plus de 11 milliards d’euros accumulés en trois ans.
« Globalement, cette situation a permis aux collectivités d’aborder 2023 plus sereinement », constate La Banque postale dans sa « Note de conjoncture » de septembre. Mais, « les excellents résultats constatés fin 2022 (…) pourraient (…) n’avoir été, pour diverses raisons, qu’un sursaut ».
Le gouvernement préfère voir le verre à moitié plein. « La situation financière des collectivités est donc au global, je dis bien au global, satisfaisante », insiste le ministre des Comptes publics, pour qui « les écarts de perception s’expliquent certainement par les écarts de situations entre les collectivités ».
Des disparités, d’abord, entre strates : sur les neuf premiers mois de l’année, l’épargne brute des communes a fortement augmenté (de 21 % environ), quand celles des autres collectivités ont diminué, voire se sont effondrées : de 3 % pour les intercommunalités, 12 % pour les régions et 39 % pour les départements, détaille la Cour des comptes dans son « Fascicule » sur les finances locales publié le 24 octobre.
Le vent budgétaire en train de tourner
Les départements sont notamment pénalisés par la chute brutale des droits de mutation à titre onéreux (DMTO), ces taxes que les collectivités prélèvent lors de la vente d’un bien immobilier. Avec la crise immobilière, les DMTO – deuxième recette fiscale des départements – ont fortement baissé (la prévision est de – 20 % sur l’année 2023). Face à cette situation, Thomas Cazenave s’est dit « favorable » à ce que soit étudiée « l’activation du fonds de secours ».
Des disparités existent aussi entre les collectivités d’une même strate. En 2022, si l’épargne brute de l’ensemble des communes a augmenté, elle a baissé dans celles de 5 000 à 100 000 habitants et dans près de la moitié des plus grandes, selon le rapport de l’Observatoire des finances et de la gestion publique locales.
« Au global », on peut aussi voir le verre à moitié vide. Car les collectivités pourraient rebasculer dans le rouge cette année, avec un déficit de 2,6 milliards d’euros.
Avec l’inflation, les dépenses de fonctionnement des collectivités pourraient augmenter de 5,8 % cette année
L’inflation va de nouveau peser sur leurs charges, entre facture d’énergie et revalorisations obligatoires liées à la hausse du point d’indice ou des prestations sociales. Résultat, leurs dépenses de fonctionnement pourraient augmenter de 5,8 % cette année, « soit leur plus fort taux d’évolution depuis près de seize ans », souligne La Banque postale. En face, leurs recettes (+ 3,2 %) ne devraient pas pouvoir suivre le rythme à cause du ralentissement de l’économie. La dynamique de la taxe sur la valeur ajoutée (TVA), première ressource fiscale des collectivités, serait par exemple plus que divisée par deux.
« Le verre se vide »
Par conséquent, leur épargne brute risque de baisser de 9 %, revenant à un niveau comparable à 2018-2019. Aussi, pour maintenir un niveau soutenu d’investissement (attendu à + 9,1 %, en partie en raison d’un effet prix), les collectivités puiseraient dans leur trésorerie.
« Le verre se vide et la question est de savoir jusqu’où il se videra l’année prochaine », pose Luc Alain Vervisch, directeur des études de La Banque postale. Car 2024 ne s’annonce pas sous de meilleurs auspices. « L’inflation ne va pas se calmer tout de suite, anticipe-t-il. Le début d’année devrait être marqué par une nouvelle augmentation des dépenses. »
Sur le plan des recettes fiscales, hormis les communes et les intercommunalités qui ont encore le levier de la taxe foncière, les collectivités dépendent essentiellement des taxes sur la consommation (TVA et taxe intérieure de consommation sur les produits énergétiques) et des DMTO, dont l’évolution est incertaine en raison de la conjoncture économique.
Enfin, concernant les dotations de l’Etat, le projet de loi de finances (PLF) pour 2024 prévoit une augmentation de 220 millions d’euros de la dotation globale de fonctionnement (DGF). Mais l’effort est insuffisant aux yeux d’André Laignel, qui rappelle que cela représente une hausse de 0,8 %. D’après ses calculs, en prenant pour hypothèse une inflation à 5 %, le PLF acterait même une perte de « pouvoir d’action » de l’ensemble des collectivités de 5,5 milliards d’euros, si bien que « 2024 sera peut-être la plus mauvaise année budgétaire de ces quinze dernières années », a-t-il averti lors du congrès des Régions de France fin septembre.
Seule bonne nouvelle selon les élus locaux : l’extension du fonds de compensation de la TVA (FCTVA, leur principale recette d’investissement) aux aménagements de terrain dans la perspective des Jeux olympiques, à hauteur de 250 millions d’euros.
Les collectivités vont devoir investir
Problème, ce « contexte d’inflation et d’incertitude sur les recettes, continue de contraindre les collectivités dans leur recherche de financement pour l’accélération de l’action climatique », prévient La Banque Postale.
Pour respecter la stratégie nationale bas carbone (SNBC), les collectivités doivent doubler leur investissement climat annuel jusqu’en 2030, avait calculé l’Institut de l’économie pour le climat (I4CE). « Et c’est un minimum, précise François Thomazeau, chercheur senior chez I4CE, car la SNBC sera bientôt actualisée pour intégrer le relèvement récent des objectifs de baisse des émissions de CO2. »
En plus de leur investissement climat, les collectivités pourraient être obligées de contribuer au financement des baisses d’impôts de l’Etat
Sauf que dans le même temps, le gouvernement veut les faire contribuer au désendettement. « C’est légitime, parce que l’Etat a massivement protégé depuis 2020, qu’il s’est endetté pour cela, au bénéfice de tous : salariés, entreprises, associations, collectivités », a défendu Thomas Cazenave devant les députés.
Le ministre aurait pu ajouter qu’il s’agit aussi de contribuer au financement des baisses d’impôts, qui coûtent cher aux caisses de l’Etat : les suppressions de la taxe d’habitation hier (26 milliards d’euros) et de la cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE) aujourd’hui (18 milliards) sont compensées aux collectivités par une affectation de recettes de TVA dont se prive l’Etat.
Pour que les collectivités se désendettent, le gouvernement veut qu’elles baissent chaque année de 0,5 % en volume leurs dépenses de fonctionnement à partir de 2024, autrement dit que leurs charges augmentent moins vite que l’inflation. Cet objectif a été inscrit dans le projet de loi de programmation des finances publiques pour 2023-2027. Ayant échoué à le faire adopter l’an dernier par le Parlement, le gouvernement l’a remis sur les rails en septembre et a décidé d’utiliser l’article 49.3 de la Constitution.
Abandon des sanctions
Contrairement à sa première version, le texte ne prévoit plus de mécanisme de sanction tels que les « contrats de Cahors » en avaient mis en place avant la crise Covid. Désormais, « les modalités concrètes » de cet effort budgétaire « sont en cours d’élaboration en concertation avec [les collectivités] afin d’en partager pleinement les enjeux », lit-on dans le projet de loi.
Les discussions se tiennent au Haut Conseil des finances publiques locales (HCFPL) fraîchement créé par le gouvernement. L’instance, pour l’instant informelle, n’a pas grand-chose à voir avec le Haut Conseil des finances publiques – composé de magistrats et d’experts chargés de donner un avis sur les textes budgétaires du gouvernement. Le HCFPL, lui, a simplement vocation à être un lieu où l’Etat et les collectivités dialoguent « d’égal à égal » pour établir une stratégie des finances locales, a indiqué le ministre de l’Economie Bruno Le Maire lors de la première réunion à Bercy le 19 septembre.
« Le raisonnement du gouvernement est qu’en faisant des économies sur leurs dépenses de fonctionnement, les collectivités dégageraient plus d’épargne brute et donc plus de capacités d’autofinancement pour continuer à investir sans avoir besoin de s’endetter, décrypte Luc Alain Vervisch. Sauf que « les marges d’amélioration de la gestion seront plus difficiles à trouver au cours des années 2020 qu’au cours des années 2010. Faire ces économies signifierait donc pour les collectivités choisir des domaines de compétences où elles interviennent moins, voire plus du tout. Par exemple pour les communes de renoncer à des interventions culturelles ou pour les régions de s’interroger sur le financement des petites lignes de train », illustre l’expert.
Le plan du gouvernement « repose sur une fiction »
Par ailleurs, le gouvernement prévoit que les administrations publiques locales renouent avec les excédents à partir de 2026 du fait d’une nette baisse de leurs dépenses en lien avec le cycle électoral. Habituellement, les élus locaux investissent peu en début de mandat et accélèrent à mesure que le scrutin suivant s’approche. Mais l’ampleur de la baisse rend sceptique le Haut Conseil des finances publiques, car « la hausse des investissements engagés pour la transition écologique, soutenus par un fonds dédié, pourrait être moins sensible au cycle électoral », pointe-t-il dans un avis rendu fin septembre.
Les investissements des collectivités sont en effet de plus en plus fléchés par l’Etat via des subventions spécifiques, comme le Fonds vert, porté à 2,5 milliards d’euros (+ 25 %) dans le PLF 2024 ou la dotation de soutien aux communes pour la protection de la biodiversité portée à 100 millions (+ 140 %).
Finalement, le plan du gouvernement « repose sur une fiction, estime François Thomazeau, d’I4CE, selon laquelle le financement de la transition climatique passe uniquement par une redirection de dépenses. Le risque est que les élus locaux ne la fassent pas parce que les choix sont trop durs. »
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