Eloi Laurent : « Ce qui fait la prospérité humaine, c’est notre capacité à coopérer »
Auteur de nombreux ouvrages, dont Sortir de la croissance (LLL, 2019) et Economie pour le XXIe siècle. Manuel des transitions justes (La Découverte, 2023), l’économiste Eloi Laurent décrypte dans son dernier ouvrage Coopérer et se faire confiance (Rue de l’échiquier, 2024) les ressorts de la crise de la coopération humaine dans laquelle nous nous trouvons et explore les moyens d’en sortir.
Une double emprise économique et numérique enferme la pensée et nous condamne à une épidémie de solitude. Mais des leviers pour s’en libérer et renouer avec les trésors de la coopération existent. Largement initiés par la société civile et l’écologie.
Quelle analyse faites-vous de l’ampleur des crises systémiques auxquelles nous sommes confrontés ?
Eloi Laurent : Dans Sortir de la croissance, j’analysais trois crises entremêlées : la crise des inégalités sociales, la crise écologique et la crise de la démocratie. La démocratie me paraissait être entrée en « récession », attaquée par la combinaison de la crise des inégalités et de celle de la biosphère. On voyait monter un radicalisme autoritaire d’un genre nouveau. Modi était déjà au pouvoir en Inde, Bolsonaro au Brésil et Trump aux Etats-Unis – mais on disait alors qu’il s’agissait d’un accident de l’histoire.
Nous sommes aujourd’hui face à ce triple échec, la régression démocratique partout sur la planète est saisissante, y compris désormais à ciel ouvert en France, et il est essentiel de comprendre sa profondeur historique, anthropologique même, et la raison, en miroir, de la prospérité humaine.
Mais quelle est la source de la prospérité humaine ?
E. L. : Ce qui a fait la prospérité humaine, ce n’est ni la taille de notre cerveau, ni notre aptitude à l’innovation technologique, ni l’accumulation de richesses matérielles, mais notre capacité à coopérer, qu’il convient de bien définir.
« La spécificité de l’humanité, c’est le talent pour l’innovation sociale, pas pour l’innovation technique »
La spécificité de l’humanité, c’est le talent pour l’innovation sociale, pas pour l’innovation technique. Nous savons inventer sans cesse de nouvelles façons d’être, de faire et de rêver ensemble.
Dans le mythe de Prométhée, ce qui compte n’est pas l’invention du feu (d’ailleurs volé aux Dieux), c’est qu’autour du feu, au tout début de l’humanité, les hommes et les femmes vont danser et chanter ensemble. Le feu ne vaut pas comme vecteur de l’outil, mais parce qu’il peut rassembler, nous aider à faire communauté et bientôt société, créer un nœud de coopération. Le destin de l’humanité est de vivre en commun.
Mais en analysant les sciences de la coopération aujourd’hui, que sont la biologie évolutive (laquelle analyse l’évolution du vivant) et la psychologie sociale (qui s’intéresse aux dynamiques entre les individus et les groupes), j’y ai trouvé des définitions de la coopération très fortement marquées par la vision la plus standard de l’économie.
Elles présentent la coopération comme un calcul utilitariste qui troque un sacrifice contre un gain et semblent expliquer la coopération dans le monde vivant, humanité incluse, à l’aune d’une analyse coût-bénéfice. En remontant à la source de cette empreinte, j’ai trouvé la figure majeure de Malthus, qui a selon moi véritablement contaminé la pensée de Darwin.
Dans son Essai sur le principe de population (1798), Malthus énonce une loi qu’il croit fondamentale, selon laquelle existe une tension irréductible entre la croissance arithmétique des subsistances et la croissance géométrique de la population. Il en déduit le fait que l’humanité court à sa perte perpétuelle parce qu’elle se multiplie sans cesse poussée par le désir de procréer dans un monde fini. Cette pensée va influencer toute l’économie politique.
On ne peut pas comprendre David Ricardo et sa loi des rendements décroissants, d’où découlent à la fois l’injonction au progrès technique et l’appel de la mondialisation, sans Malthus.
Mais la seconde influence, sans doute plus fondamentale encore, est celle que Malthus va exercer sur Darwin. Quand ce dernier écrit L’origine des espèces, il rend explicitement hommage à Malthus et lui emprunte son concept de « lutte pour l’existence » qu’il adapte en « lutte pour la vie » (struggle for life, que l’on retrouve dans le sous-titre de l’ouvrage).
La pensée darwinienne et après elle d’autres étapes décisives du décryptage de l’évolution (jusqu’à Hamilton au milieu du XXe siècle) sont marquées par la grammaire de l’économie politique, qu’ils appliquent en quelque sorte à l’ensemble du vivant.
La coopération comme la compétition entre êtres vivants a comme sous-texte le calcul économique. Revenir à ce nœud essentiel de l’influence que Malthus aura sur Darwin permet notamment de comprendre que ce que l’on appelle aujourd’hui la coopération est, en réalité, ce que je nomme la collaboration.
« On coopère d’abord pour connaître, pas seulement pour faire »
Adam Smith nous enseigne que l’humanité est une manufacture d’épingles : on devient productifs puis riches en partageant les talents et en comprenant nos limites et donc ce que les autres peuvent nous apporter dans l’échange, ce constat étant ensuite extrapolé à la sphère internationale.
Il s’agit d’une vision profondément réductrice, tronquée, de la coopération et de ce qui a fait la prospérité humaine, car elle oublie l’essentiel : nous nous associons les unes et les uns aux autres pour connaître et non pour faire. Ce qui fait que nous sommes si prospères, ce n’est pas essentiellement que l’on fait des choses ensemble, c’est qu’on rêve ensemble, qu’on pense ensemble, qu’on imagine ensemble. On coopère d’abord pour connaître, pas seulement pour faire.
Si on coopère pour savoir, comment coopère-t-on ? Qu’est-ce qui fait que l’on coopère ?
E. L. : La définition de la coopération que je propose consiste à dire que l’on coopère par amour et pour savoir (par opposition au fait de collaborer par calcul et pour faire). Cette définition contient une critique radicale de la manière dont on présente l’évolution humaine comme résultant d’un calcul intéressé qui s’est révélé efficace, d’abord entre les groupes puis au sein des groupes.
Une fois que ce modèle est posé et que l’on comprend – si on veut bien me suivre – que la prospérité humaine dépend depuis toujours de cette capacité à coopérer par amour et pour savoir, on peut regarder différemment le présent et l’avenir de notre prospérité commune. Comment comprendre le paradoxe contemporain de sociétés hypercollaboratives dans lesquelles la coopération est en crise ?
Le tournant fondamental remonte au début des années 1990, quand le capitalisme néolibéral devient le seul système sur la planète considéré comme efficace et viable.
Au même moment que la chute du mur de Berlin, s’invente la transition numérique, puis la construction des premiers pas du World Wide Web. A partir de ce moment-là, le monde est soumis à une double emprise dans laquelle nous sommes toujours aujourd’hui très largement : l’emprise économique et l’emprise numérique.
Une emprise économique, dans quel sens ?
E. L. : La pensée économique n’a pas été conçue pour emprisonner les gens mais plutôt pour les libérer d’un certain nombre de contraintes. Elle est devenue une pensée d’enfermement et d’emprise qui ressasse des mythologies présentées comme des vérités scientifiques et se combine à l’emprise des outils numériques.
Si vous interrogez très simplement les gens autour de vous, sur ce qu’est leur vie, ils vous parleront d’un quotidien gouverné par des indicateurs et des algorithmes, un quotidien gouverné par cette double emprise. En découle un profond mal-être.
Nous sommes censés vivre dans des sociétés d’hypercollaboration, où nous sommes censés partager et échanger en permanence des idées et des sentiments, qui nous relient les uns aux autres, et qui nous rendent plus efficaces collectivement dans les buts que nous nous donnons.
Or je constate que cette société de l’hypercollaboration est profondément irrationnelle socialement et écologiquement et qu’elle conduit notamment à un isolement grandissant. Comment est-ce qu’on peut avoir d’un côté l’hyperconnexion et de l’autre un isolement qui devient maintenant un problème de santé publique ?
Cela a-t-il été révélé par la pandémie de Covid ?
E. L. : Oui, il s’agit d’un grand moment de bascule, car l’emprise numérique pour la première fois a été dévoilée et contestée. Des études pointent alors la dépression des jeunes filles happées par Instagram, qui est la partie émergée d’une crise de santé mentale massive dans la jeunesse et au-delà.
« Coopérer, c’est œuvrer ensemble. Collaborer, c’est travailler ensemble. C’est une opposition fondamentale sur le sens de l’existence humaine »
L’opposition que je propose entre collaboration et coopération permet d’éclairer, il me semble, le paradoxe de ce que l’on pourrait appeler « la société d’isolement ». Coopérer, c’est œuvrer ensemble. Collaborer, c’est travailler ensemble. C’est une opposition fondamentale sur le sens de l’existence humaine.
Je décris cinq différences majeures entre coopération et collaboration. Et d’abord le fait que dans la coopération, ce n’est pas seulement le travail qui est sollicité, mais toutes les capacités humaines.
Plus avant, la coopération n’a pas d’horizon de temps fini. La maîtrise du temps, le temps libre, constitue un enjeu essentiel de notre société et nous sommes tous dans des processus temporels contraints en permanence. Et c’est précisément dans cette dernière – la monétisation du temps – que se noue fondamentalement l’alliance entre l’emprise numérique et l’emprise économique.
Quelles sont les différentes sphères de la coopération ?
E. L. : Je distingue trois sphères : les liens intimes, les liens sociaux et les liens vitaux. Je tente de penser la continuité, à partir de Martin Luther King, entre trois formes d’amour, du plus proche au plus lointain, par lesquelles la coopération se déploie.
Que répondriez-vous à ceux qui y verraient une conception un peu naïve de la coopération ?
E. L. : D’abord, que rien n’est plus sérieux que l’amour et que rien n’est plus puissant dans notre histoire : l’amour d’Hélène, l’amour d’Achille, l’amour de Télémaque sont à l’origine de deux des plus grandes épopées humaines, L’Iliade et l’Odyssée.
Ensuite que l’amour est une expérience quotidienne et universelle, c’est donc un socle beaucoup plus robuste que le calcul pour fonder la coopération. Mais c’est d’amour pluriel, sous toutes ses formes, dont je parle avec les trois sphères de la coopération.
Enfin, ce que nous dit Martin Luther King, c’est que l’amour est une voie vers la justice. D’abord entre les humains, mais ensuite entre tous les êtres vivants. Cet amour intime et politique peut être un vecteur fondamental de changement à la fois social et écologique. Il me semble vital d’opposer ce que je nomme la « politique des liens » à la politique de la haine aujourd’hui à l’œuvre.
Comment peut-on restaurer la force des liens sociaux ?
E. L. : Il faut en effet retrouver des sociétés denses dans lesquelles les liens sociaux sont puissants, intenses et continus.
« Si l’on veut aller vers des sociétés de bien-être, c’est-à-dire à la fois de santé et de bonheur, la coopération est la clé »
Si l’on veut aller vers des sociétés de bien-être, c’est-à-dire à la fois de santé et de bonheur, la coopération est la clé. Une très belle étude conduite à Harvard montre que la qualité des relations sociales constitue le facteur essentiel à la fois pour l’espérance de vie et le bonheur.
La coopération est aussi un moyen de se protéger des chocs écologiques dont le Covid a été l’ouverture. C’est également une voie pour actionner la transition, y compris contre les pouvoirs publics.
L’Etat français est à l’évidence, aujourd’hui, une force d’inertie, une force de blocage de la transition, qui notamment subventionne massivement les énergies fossiles et utilise toute la panoplie des outils des pouvoirs publics au service de la non-transition : les mégabassines, le maintien en survie artificielle du modèle d’agriculture industrielle, le bouclier tarifaire, etc. sont autant de politiques de non-transition qui vont nous coûter affreusement cher.
Plutôt que de désespérer face à cette inertie, il faut trouver des moyens de contraindre la puissance publique à la transition qu’elle rechigne à faire mais que la société civile veut, pour peu qu’elle soit juste.
On voit partout émerger des espaces coopératifs autour des enjeux essentiels que sont l’énergie, l’eau, l’alimentation, les sols, les forêts, la protection du vivant. Les humains réapprennent ainsi à coopérer ensemble à l’aide de ce que j’appelle leurs liens vitaux.
C’est évidemment une source d’espoir extraordinaire. Y compris dans des coopérations avec les animaux, comme avec la mésange bleue dans le combat contre cette folie qu’est l’A69, ou avec la chouette tachetée aux Etats-Unis pour préserver les forêts du Nord-Ouest.
On voit cette même énergie coopérative dans les projets de sécurité sociale alimentaire. Le modèle productiviste agricole hérité de la Seconde Guerre mondiale, obsédé par la croissance économique, s’effondre. Tout est épuisé : les hommes, les femmes, les animaux, les sols, les écosystèmes, la biodiversité.
« Des millions de personnes aujourd’hui participent et contribuent à des ‘communautés énergétiques’. L’économie sociale et solidaire s’engage pleinement dans la transition juste »
Mais des collectifs citoyens essaient de réinventer l’agriculture par l’alimentation, en essayant de faire le lien entre des circuits courts et biologiques, et l’insécurité alimentaire que subissent 8 à 9 millions de personnes en France. On compte 25 de ces expériences aujourd’hui sur le territoire français.
De même, des millions de personnes en Europe aujourd’hui participent et contribuent à des « communautés énergétiques ». L’économie sociale et solidaire, en France, s’engage pleinement dans la transition juste.
Beaucoup de coopérations existent donc déjà…
E. L. : Pour revenir au début de notre entretien, les coopérations existent depuis des millions d’années. Nos sociétés collaboratives soumises à la double emprise économique et numérique font figure de singularité historique.
Ainsi, l’économie civile, qui se développe dans l’Italie du XVe siècle et connaît un renouveau au XVIIIe siècle, s’appuie sur les vertus civiques pour faire du marché un lieu de développement humain visant la félicité des citoyens à travers un usage social de la richesse. La clé est de retrouver le temps de coopérer.
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