Éric Dupond-Moretti: « l’État de droit, c’est l’arme de la République » face au terrorisme
Éric Dupond-Moretti est lui tout à sa tâche. Quatre mois après sa nomination surprise à la Chancellerie, et des débuts parfois hésitants sur la scène politique, l’ancien ténor du barreau est confronté, comme le reste du gouvernement, à la résurgence de la menace terroriste. Et à la surenchère de propositions sécuritaires qu’elle entraîne toujours.
Quand il nous reçoit dans son bureau, vendredi 13 novembre en début de soirée, Éric Dupond-Moretti a passé une partie de sa journée aux commémorations des attentats de 2015. Un moment “douloureux à vivre”, nous dit-il, pesant le poids de chacun de ses mots.
C’est dans ce contexte que nous l’avons interrogé pendant une petite heure sur les inquiétudes des Français et la stratégie du gouvernement dans la lutte contre le terrorisme. Lui, le “garde des Sceaux de sang-mêlé”, s’est livré à un plaidoyer pour la République et son État de droit, sans oublier de distribuer de lourdes gifles à ceux qui “se servent des morts” au lieu de les honorer.
Le HuffPost: Vous avez participé aux commémorations du 13-Novembre. Qu’avez-vous ressenti?
Ces moments sont difficiles, douloureux à vivre pour ne rien vous cacher, c’est la commémoration d’un jour noir. Tous les Français se souviennent de ce qu’ils faisaient à ce moment-là, cela prouve à quel point ces attentats ont bouleversé notre pays. Nous nous sommes recueillis sur les différents lieux des attaques, devant le Bataclan par exemple, les noms des 90 victimes y ont été prononcés, c’était extrêmement émouvant. Je me disais également à ce moment précis, qu’après le temps du recueillement viendrait le moment de la justice avec un procès historique en septembre prochain.
Evidemment, celui qui vous promet le risque zéro vous ment. »Éric Dupond-Moretti, ministre de la Justice
Cinq ans plus tard, la vague d’attentats perpétrée cet automne à Conflans-Sainte-Honorine, Nice ou Vienne, en Autriche, vient nous rappeler que la menace terroriste est toujours là. Comment rassurer les Français?
Ce qui m’exaspère, ce qui m’insupporte, c’est qu’à l’aune des attentats récents, à des fins purement politiciennes, certains responsables politiques en profitent pour dire “rien n’est fait”, mais ce n’est pas vrai. C’est même insultant envers les milliers de fonctionnaires qui travaillent jour et nuit sur le sujet pour protéger les Français. Évidemment, celui qui vous promet le risque zéro vous ment. On l’a vu, il y a des individus qui viennent de nulle part, qui ne peuvent pas être dans les radars des services spécialisés, qui du jour au lendemain commettent des attentats terribles.
Pour autant, nous travaillons à accroître notre sécurité. Le plan Vigipirate a été renforcé à son niveau maximal, une dynamique diplomatique intense est à l’œuvre sur les sujets nécessitant une coopération internationale, des associations qui promeuvent des valeurs contraires à celles de la République ont été dissoutes, des lieux de cultes comme à Pantin ont été fermés… et ce que je peux certifier pour rassurer les Français qui nous liront, c’est qu’aucun détenu terroriste ne sort de prison sans être immédiatement surveillé, pas un.
Comment faire, justement, alors qu’une proposition de votre majorité, portée par Yaël Braun-Pivet, a été retoquée par le Conseil constitutionnel sur le sujet?
J’ai soutenu cette loi, mais ce n’est pas parce qu’elle a été en partie censurée que rien n’est prévu. Il existe d’abord un suivi particulier des terroristes condamnés par les juges d’application des peines antiterroristes. Ensuite il y a ce qu’on appelle les MICAS (mesures individuelles de contrôle administratif et de surveillance) qui permettent aux services de police de suivre les gens qui ont été condamnés pour terrorisme ou les détenus condamnés pour des faits de droit commun que l’on suspecte de radicalisation. Nous travaillons sur plusieurs pistes pour revoir les dispositifs prévus dans la proposition de loi Braun-Pivet.
La droite classique est tellement dans la dérive que madame Le Pen s’est apaisée, elle élève des chats. »Éric Dupond-Moretti, ministre de la Justice
Plus en amont, il y a le renseignement pénitentiaire. Il s’agit de 170 membres de mon administration chargés de collecter des informations en collaboration avec les autres services de renseignement. Des quartiers spécialisés sont également créés en détention, dans lesquels on analyse le niveau de dangerosité des détenus potentiellement radicalisés en les évaluant pendant seize semaines de surveillance avec psychologues, éducateurs, médiateurs du fait religieux… Énormément de travail et de progrès ont été faits ces dernières années sur ces questions.
Certains responsables politiques veulent toutefois aller plus loin. Éric Ciotti parle d’un “Guantanamo à la française”, Christian Estrosi appelle à “sortir des lois de la paix”. Que leur répondez-vous?
Vous voyez, on peut honorer la mémoire des morts, mais on ne peut pas s’en servir, parce que cela devient du cynisme. Quand j’entends certains politiciens requérir (il insiste sur le terme) l’état d’urgence qui prévoit des mesures dérogatoires concernant les libertés publiques, alors que ceux-là mêmes n’ont pas voulu voter l’application StopCovid parce qu’ils la considèrent liberticide, je me dis qu’on marche sur la tête. La droite classique est tellement dans la dérive que madame Le Pen s’est apaisée, elle élève des chats. Elle a bien compris que la surenchère était ridicule.
Manuel Valls, lui, se dit favorable à une modification de la Constitution. Qu’en pensez-vous, la Constitution nous empêche-t-elle de lutter efficacement contre le terrorisme?
Vous me parlez d’un ancien Premier ministre, mais moi je préfère l’actuel. En quoi modifier un mot dans la Constitution changerait les choses ? Et d’abord quel mot? Manuel Valls a déjà voulu modifier la Constitution -je ne sais pas si c’est la même idée- sur la déchéance de la nationalité. Un grand succès. Vous pensez franchement qu’un terroriste qui veut nous détruire, qui veut détruire notre pays, qui nous méprise, qui est dans la haine, en a quelque chose à faire de ne plus être français? La belle idée… il y avait renoncé.
Je constate, ça me navre au fond, que l’État de droit devient presque un gros mot. Mais l’État de droit, ça permet d’abord de vivre dans une démocratie, ce n’est pas rien. »Éric Dupond-Moretti, ministre de la Justice
Derrière ces débats, on voit que les propositions les plus dures trouvent un écho au sein de la population. Le comprenez-vous?
Bien sûr que je le comprends. Je me définis comme un homme de bon sens. Mais la peur et la colère sont mauvaises conseillères. La situation est très difficile, nous avons besoin de solutions efficaces sans nous perdre. Benjamin Franklin disait “un peuple prêt à sacrifier un peu de liberté pour un peu de sécurité ne mérite ni l’une ni l’autre, et finit par perdre les deux.” C’est criant d’actualité.
Comment les convaincre que nous ne sommes pas désarmés?
Je déteste tellement les terroristes que je ne veux en rien leur ressembler, je veux qu’ils soient jugés dans la règle de droit. Ce qui ne signifie pas qu’ils soient jugés de façon laxiste. Je constate, ça me navre au fond, que l’État de droit devient presque un gros mot. Mais l’État de droit, ça permet d’abord de vivre dans une démocratie, ce n’est pas rien. L’État de droit, c’est la liberté d’expression, c’est la liberté de manifester, c’est la liberté de se déplacer, la liberté d’aimer qui on veut, et c’est aussi ce qui légitime le recours à la force pour la République quand elle est menacée. L’État de droit, c’est l’arme de la République.
La règle de droit peut s’appliquer de façon sévère et d’ailleurs, les juges appliquent, quand les faits sont avérés, de lourdes peines. Je le redis, de lourdes peines. La justice n’est pas laxiste, ce n’est pas vrai dans le droit commun et c’est encore moins vrai dans les affaires de terrorisme.
Emmanuel Macron a récemment évoqué “les liens” entre immigration clandestine et terrorisme. Un tournant dans son approche de ces questions. Faut-il réduire les flux migratoires pour lutter contre le terrorisme?
Il faut que l’on regarde ces questions de près. On ne peut pas les éluder et le président de la République les a posées de manière forte. Il y a une vraie solidarité européenne sur ces questions. Moi-même, je travaille beaucoup sur la haine en ligne. Il y a un volet franco-français et un volet européen. J’ai réuni mes homologues européens, qui sont tous solidaires de la France évidemment. L’Autriche également vient d’être frappée. Cette solidarité doit être mobilisatrice pour une accélération de l’action des dirigeants européens. C’est ce à quoi je m’emploie en tout cas.
Je crois infiniment à la pédagogie judiciaire. »Éric Dupond-Moretti, ministre de la Justice
Depuis les hommages à Samuel Paty, une dizaine d’enquêtes visant des mineurs a été ouverte pour “apologie du terrorisme” ou “menaces”, certains ont été mis en examen, d’autres en garde à vue. Plusieurs enfants de dix ans ont également été retenus et entendus toute une journée. Ces procédures sont légales, mais ne sont-elles pas excessives ou contre-productives?
Non. Bien sûr qu’un gamin de dix ans n’a pas le discernement d’un adolescent de seize ou d’un jeune adulte. Mais en même temps, il faut pouvoir apprendre à cette jeunesse qui ne le sait pas, qu’on ne peut pas tenir de tels propos. Et que ces propos ont un sens. Je crois infiniment à la pédagogie judiciaire.
Autre chose, ces enfants peuvent être pris en charge par la protection judiciaire de la jeunesse, mais cela s’accompagnera d’un travail avec les parents. C’est extrêmement important que l’on intervienne, que le gamin soit en train de déraper ou que les parents l’aident à penser comme cela. Je ne veux pas faire d’angélisme, et je sais aussi qu’un gamin de dix ans, quand il est entre les mains de la justice, est considéré comme un enfant de dix ans et il ne faut pas qu’il en soit autrement.
On peut toutefois s’interroger sur le rôle de l’éducation. Ces mineurs ne méritaient-ils pas plutôt une sanction interne à leurs établissements?
Il est important que ces jeunes sachent que l’on ne peut pas dire n’importe quoi. Cela fait partie de l’éducation. La Justice est là pour rappeler un certain nombre de choses et il peut y avoir des électrochocs salutaires.
Plus largement, comment faire adhérer ces jeunes aux valeurs de la République quand, pour certains, ils s’en sentent si éloignés?
D’abord il faut une éducation la plus riche possible. Parce que les mots sont les vecteurs qui permettent d’exprimer la pensée. Quand vous n’avez pas de mot, vous basculez beaucoup plus facilement dans la violence. Dans cette éducation, il y a le rôle des parents, de l’école de la République, de la Justice, des institutions. Parfois on a un trésor devant les yeux et à force de le voir, on ne se rend plus compte de sa valeur. La République, c’est un peu ça.
Pourquoi est-ce que des Français, d’origine maghrébine par exemple, qui sont des enfants de la République, peuvent-ils en venir à ne pas respecter la Marseillaise ? À ne pas respecter leur pays et donc leurs concitoyens ? Ça ne tombe pas comme ça du ciel.
Je suis fasciné de voir à quel point les choses sont dévoyées. Quand j’entends que des personnes crient au fascisme parce qu’elles sont obligées de porter un masque, je trouve cela insupportable. Le fascisme, ce n’est pas ça. Je connais des personnes qui ont personnellement subi le fascisme. C’est insoutenable. Il n’y a pas de choix intermédiaire, c’est ou la République ou le fascisme. Et pour que ça ne soit vraiment pas le fascisme, alors il faut que l’on se mobilise, il faut que l’on parle, que l’on débatte. C’est mieux et ça sera toujours mieux que de se battre.
Emmanuel Macron, dans son discours sur le séparatisme, dessinait la responsabilité de la République dans la “ghettoïsation” de certaines populations. Il parlait de la misère comme d’un “terreau” à l’islamisme radical. Selon vous, les gouvernements, celui dont vous faites partie a fortiori, en font-ils assez pour combattre ces misères?
Je pense que c’est une analyse lucide que celle du président de la République. Manuel Valls avait exprimé, quand il était Premier ministre, une formule qui me paraissait très singulière. Il se refusait la compréhension des choses. (‘Expliquer c’est excuser’, avait dit le chef du gouvernement de l’époque, NDLR). Non, expliquer, c’est expliquer. Il faut que l’on se pose lucidement la question: pourquoi est-ce que des Français, d’origine maghrébine par exemple, qui sont des enfants de la République, peuvent-ils en venir à ne pas respecter la Marseillaise? À ne pas respecter leur pays et donc leurs concitoyens? Ça ne tombe pas comme ça du ciel.
Certains appellent ça “la culture de l’excuse”…
On est tous le fruit de son histoire, c’est comme cela que je le résume. J’ai rarement eu, pour ne pas dire jamais, quand j’étais avocat, à défendre des gens qui avaient eu une enfance parfaite, modèle…
Pour autant, cela ne signifie pas que nous n’ayons pas de liberté face aux événements. Vous avez des tas de gens dans la cité qui ont vécu le même parcours et la très grande majorité d’entre eux sont des gens parfaitement intégrés, qui aiment notre pays, c’est aussi le leur. D’un point de vue philosophique, si l’on ne retenait que la culture de l’excuse, cela voudrait dire que la justice n’a aucun sens. Et quand il y a des dérives, il faut les combattre. C’est que nous faisons avec le projet de loi de défense des valeurs de la République par exemple, qui sera en Conseil des ministres dans quelques semaines.
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