Ester Manas à la Fashion Week de Paris, un tournant pour beaucoup de femmes
Fondée il y a quelques années, elle propose un vestiaire intelligent, composé de pièces disponibles en une seule et unique taille permettant ainsi d’habiller les femmes du 34 au 50. Des parkas, des robes, des tee-shirts. Chaque vêtement s’ajuste au gré de boutons ou d’une ceinture quand il n’est pas directement produit dans un textile extensible.
Le mot d’ordre? L’inclusivité, sur fond de sororité. Le projet ne vient pas de nulle part. Il est né d’une crise de lucidité, après cinq ans d’études à La Cambre passées à travailler sur des mannequins Stockman taille 34. ”À l’époque, quand je me rendais dans un magasin, je cherchais le vêtement dans lequel j’allais pouvoir rentrer”, souffle au HuffPost Ester Manas. La jeune femme mesure 1m60 pour un 44.
Non au cynisme ambiant
Les collections, comme celle qui doit être présentée sous forme digitale le 3 octobre prochain, sont dessinées à quatre mains avec son acolyte Balthazar Delepierre qu’elle a rencontré sur les bancs de la prestigieuse école de mode. Elles redistribuent les cartes. “Plus jamais aucune fille n’aura à se poser la question de si un vêtement va exister dans sa taille, mais plutôt si elle aime la pièce”, précise la styliste.
Comme l’explique Gabrielle Deydier dans son livre On ne naît pas grosse, les discriminations à l’égard des personnes grosses passent aussi par le vêtement. Elle aimerait, par exemple, que Décathlon fasse des vêtements à sa taille pour pouvoir pratiquer tous les sports, que les vêtements “grandes tailles” soient vendus dans le même rayon que les autres et pas ”à côté du rayon des femmes enceintes”.
De l’humour, de la joie et des références à la pop culture. Les vêtements d’Ester Manas tranchent avec le cynisme ambiant dans la mode, notamment depuis le début de l’épidémie de coronavirus. “On s’est senti entouré de marques émergentes qui, disons-le, se sont inspirées très fort du fait que ça n’allait pas dans le monde, qu’il était en train de chavirer”, indique la couturière. “Cette idée de dystopie ne nous excite pas, ajoute son associé. On trouve ça hyper triste.”
Ensemble, ils prennent le contre pied. Ça fonctionne. Sélectionnés parmi les concurrents au prix LVMH en 2020, ils ont remporté celui des Galeries Lafayette au Festival de Hyères deux ans plus tôt. Le temps d’un pop-up store, ils ont développé avec le grand magasin parisien une collection baptisée “Fashion for All” [en français, “la mode pour toutes”]. La demande du public est là. Les affaires fonctionnent.
“Curvy-washing”
Leur entrée au sein du club très prisé des grandes maisons de mode, comme Dior, Chanel et Louis Vuitton, autorisées à défiler pendant la Fashion Week marque un tournant. Pour la visibilité d’Ester Manas, mais aussi au regard de la diversité des morphologies dans l’industrie de la mode.
De Chanel à Fendi, en passant par Valentino, le monde s’est emballé devant une mannequin du nom de Jill Kortleve au mois de février dernier. En cause, sa sa taille 40. C’était la première fois, pour la plupart de ces marques, qu’une femme de cette morphologie défilait sur le podium, alors que la Française moyenne porte un 42, d’après Marie Claire.
“Pourquoi alors ranger Jill Kortleve dans la catégorie ‘grande taille’? se demande la journaliste. Sans doute parce que la mode, qui a encore du mal à intégrer des corps réellement différents en ses rangs, passe déjà un cap en choisissant la plus petite taille sur l’échelle du ‘grande-taille’. Sauf que voilà: ce raccourci biaisé ne rend pas service aux femmes dans leur besoin de représentation réelle.”
Un constat que partage Balthazar Delepierre. “Une fois cette annonce passée, en magasin les pièces ne sont même pas proposées, précise-t-il. C’est scandaleux, c’est du ‘curvy-washing’.” Pour Ester Manas, “un vêtement est avant tout fait pour être acheté et porté, pas seulement pour vendre du rêve.Un vêtement finit toujours dans une armoire, l’armoire de quelqu’un. J’aimerais que tous les quelqu’un soient aussi au rendez-vous.”
La taille unique, un enjeu
Jamais avant les leurs, des vêtements en taille 50 n’avaient été présentés à la Fashion Week de Paris. Faut-il y voir une technique de la part de ses organisateurs pour se parer d’une image plus égalitaire en apparence, mais moins dans les faits?
“Quand on a créé la marque, renseigne la fondatrice du label, c’est la question qu’on se posait. Est-ce que les gens nous sélectionnent parce qu’ils aiment notre proposition ou parce qu’on est l’argument marketing positif?” Les retours de vente et le soutien de la Fédération de la haute couture et de la mode adressé à Ester Manas lui font penser que les choses ont changé.
Cependant, le chemin est long. Pratiques et évidentes, les pièces en taille unique n’existent dans aucune autre maison. “Créativement parlant”, comme nous l’indique la styliste, ça peut restreindre. Ce qu’elle et son associé produisent est intuitif. Malgré l’omniprésence actuelle du sportwear dans les collections, le rapport fonctionnel au vêtement ne fait pas encore partie du champ lexical de l’industrie du luxe.
Ester Manas le comprend, mais pense “que chaque designer et chaque maison devrait avoir une gamme qui en propose, pour que toutes les clientes puissent au moins porter quelque chose de la marque, mais aussi pour réduire leur impact environnemental”.
Le soucis écologique
Leurs pièces sont produites dans un atelier de réinsertion professionnel à Bruxelles, à partir de “deadstock”, des tissus destinés à être jetés, à hauteur de 80%. Tous, en provenance de la banlieue belge ou parisienne. Pour le reste, ce sont des cotons d’Italie et des imprimés développés aux Pays Bas, du polyester fabriqué en usine avec des bouteilles recyclées.
Alors que la question du “sourcing” devient une norme, le principe du vêtement en taille unique ajoute une corde supplémentaire à l’implication écologique d’Ester Manas dans la mode. Une femme achète le modèle dont elle a besoin. Si elle perd ou prend du poids, même enceinte, celui-ci est censé lui aller. “C’est un vêtement de transmission de génération en génération, précise la couturière. La grand-mère pourra le passer à sa petite fille s’il est de bonne qualité.”
Cette durabilité a un prix. Un tee-shirt de la marque coûte 90 euros. Une robe, entre 390 et 670 euros. Un porte-monnaie accessible dans le milieu du luxe, mais qui n’est pas celui de tout le monde, concède le binôme. C’est un point de réflexion. En quête de collaborations et de nouveaux moyens de production abordables et respectueux de l’environnement, les deux créateurs ont bien l’intention d’être “all inclusive jusqu’au bout”.
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