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Chercheurs et chercheuses, camarades, parfois sur de longues routes, à travers l’œuvre de Bruno Latour, nous poursuivons notre réflexion et, pour plusieurs raisons, désirons tous prendre part à un colloque en hommage à cet homme qu’il était, à son humanisme, son attrait pour des discussions de fond, son ambition intellectuelle, sa curiosité pour de nombreux sujets divers (partiellement reflétée par cette assemblée hétéroclite, bien que loin d’être exhaustive, réunie pour cette occasion), tout en honorant pleinement son héritage. Qu’il soit naturel pour Sciences Po Paris de célébrer Bruno Latour est on ne peut plus évident : c’est là qu’il a effectué la seconde moitié de sa carrière.
Néanmoins, à mesure que le projet de rencontre se concrétisait, il est apparu que les débats et tensions autour des événements tragiques en cours à Gaza seraient soigneusement éludés. Bien sûr, aucun d’entre nous ne peut se prétendre porte-parole de Bruno à ce sujet, mais il nous semble indécent d’éviter de prendre position en sachant que Bruno n’aurait certainement pas fait preuve de cette retenue. Si quelqu’un a pris des risques et acté des conflits, c’est incontestablement lui. C’est par fidélité à son obstination et en mémoire de tout ce qu’il a cherché et osé que nous refusons la sorte de lâcheté académique que l’université contemporaine nous propose. Bien plus qu’à l’époque de Bruno, il est impératif de défendre des causes justes.
Nous ne pouvons nous résoudre à intervenir publiquement dans une institution qui discrédite la parole de celles et ceux qui soutiennent les droits du peuple palestinien et de la population libanaise, sans rien dire ni agir.
Deux positions se dessinent ainsi parmi les signataires de cette lettre. D’une part, celles et ceux qui estiment qu’un dialogue ouvert, certes pénible et difficile, est encore envisageable dans une institution comme Sciences Po Paris, et qui prendront part au colloque pour faire vivre cette possibilité d’un débat exigeant. D’autre part, celles et ceux qui jugent que les conditions ne sont plus réunies ici pour faire de cette assemblée quelque chose qui nous engage. En tant que chercheurs et chercheuses, en tant que personnes familières avec la langue, les concepts et les idées, et le débat, nous ne pouvons accepter de rester sans rien dire ni rien faire dans une institution qui discrédite la voix de celles et ceux qui militent pour les droits du peuple palestinien et de la population libanaise.
Alors même que la Cour Pénale Internationale a qualifié les actions du gouvernement de Benjamin Netanyahou de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité, en émettant des mandats d’arrêt internationaux à son encontre ainsi qu’à celle de Yoav Gallant et du dirigeant du Hamas, Mohammed Deif, la présidence et la diplomatie française se sont finalement décrédibilisées en tentant d’accorder une sorte d’immunité au Premier Ministre israélien et en réaffirmant leur intention de travailler non pas avec l’État d’Israël, mais bien avec Benjamin Netanyahou lui-même.
Le monde académique, dans sa grande majorité, se distingue par son silence, qu’il soit dû à une approbation pleine, à un désintérêt pour les souffrances largement ignorées d’un peuple, ou à un manque de courage. Dans ce contexte, Sciences Po Paris a, parmi d’autres choix discutables, décidé d’interdire une conférence de Rima Hassan organisée par une association d’étudiant.es. Une conférence qui devait aborder la nécessité d’un embargo sur l’armement à Israël alors que ce pays mène une guerre coloniale et génocidaire. Non contente de tenir une telle position, Sciences Po, suite à la décision du Tribunal Administratif favorable à l’association d’étudiant.es au nom de la liberté d’expression, a formé un recours auprès du Conseil d’État, qui lui a finalement donné gain de cause. Le communiqué de la direction de Sciences Po, diffusé le 29 novembre après cette décision, est indigne d’une institution qui se vante de défendre les libertés d’expression. Plutôt que de chercher à créer les conditions d’un débat serein et d’une intelligence collective, cruellement absente face à une situation dont la dimension génocidaire est reconnue par les plus grands spécialistes, l’institution impute cette interdiction à une prétendue violence des défenseurs des populations souffrant des agissements de l’armée israélienne : « ainsi, proclame le communiqué, les libertés d’expression et de réunion des étudiants sont pleinement garanties à Sciences Po. Elles sont incompatibles avec les appels à la violence et avec les dynamiques d’intimidations. Elles exigent le respect du pluralisme ».
Par cette lettre, nous tenons aussi à exposer notre soutien aux mobilisations étudiantes et notre solidarité entière avec nos collègues palestinien.nes, libanais.es et israélien.es.
Certain.es d’entre nous saisiront cette occasion de colloque pour revendiquer cette liberté d’expression clamée par les instances dirigeantes de cette institution. Les autres, qui choisissent de l’abandonner, estiment qu’ils et elles ne souhaitent plus blanchir le monde universitaire, et qu’un débat exigeant nécessite un autre lieu, et peut-être une autre assemblée. Toutes et tous, nous ne renonçons pas à ce débat, aux formes qu’il doit prendre, à ce par quoi nous sommes tenus et ce que notre statut d’universitaires nous impose. Toutes et tous, nous nous opposons fermement à toute forme de racisme et de discrimination, et condamnons l’instrumentalisation de l’antisémitisme pour justifier le génocide en cours à Gaza et assimiler les critiques des actions d’Israël à de l’antisémitisme. Nous ne nous laisserons pas intimider.
Nous exprimons également par cette lettre notre soutien aux mobilisations étudiantes ainsi que notre solidarité pleine et entière avec nos collègues palestinien.nes, libanais.es et israélien.es qui appellent à toute action permettant de mettre fin aux exactions d’un gouvernement, agissant au nom de son peuple, sur un autre peuple, et amenant Israël à respecter le droit international, les droits humains et les droits du peuple palestinien. Il est grand temps que nous, universitaires, assumions nos responsabilités et cessions d’accepter toute forme de positionnement visant à légitimer de façon quelconque le génocide en cours. Il ne peut être envisageable de célébrer une pensée qui nous a continuellement sensibilisés aux ravages écologiques sans reconnaître que cette célébration se déroule au sein d’une institution qui œuvre à diminuer la portée humaine, écologique et historique du génocide en cours.
Alexandra Arènes (Architecte shaa/soc + IPGP),
Charlotte Brives (Anthropologue, Directrice de Recherche CNRS),
Deborah Danowski (Professeure émérite de philosophie à l’Université Pontificale Catholique de Rio de Janeiro),
Grégory Delaplace (Directeur d’Etudes, École Pratiques des Hautes Études, anthropologue),
Vinciane Despret (Philosophe),
Serge Gutwirth (Professeur émérite de droit à la Vrije Universiteit Brussel),
Émilie Hache (Philosophe, Université Paris Nanterre),
Joana Hadjithomas (artiste et cinéaste),
Antoine Hennion (Directeur de recherche, Centre de Sociologie de l’Innovation, Mines Paris/CNRS),
Pablo Jensen (Physicien, ENS Lyon),
Khalil Joreige (artiste et cinéaste),
Philippe Pignarre (Editeur),
Isabelle Stengers (Philosophe),
Eduardo Viveiros de Castro (Professeur d’anthropologie, Université Fédérale de Rio de Janeiro).


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