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À l’écran, une bande de motards trouve refuge en pleine nuit au sein d’une abbaye. Du cuir, des barbes, de la testostérone : une relique gentiment ringarde datant de l’époque où certaines marques de bière n’hésitaient pas à exhorter les vertus de leurs breuvages sur les enfants en bas âge ? Loupé, il s’agit là d’un spot récent pour une bière d’abbaye belge, et de manière plus générale, d’un exemple criant de l’approche rétrograde qui persiste dans la communication de la majorité des brasseurs du plat pays et d’ailleurs. 

Là où ces dernières années, la frontière entre les genres n’a fait que se fluidifier, elle reste en effet aussi nette dans le milieu de la bière que la démarcation entre la mousse et le liquide qu’elle recouvre, avec le même arrière-goût amer pour les quelques tentatives de séduction féminine qui flottent en surface. Pourquoi dégenrer le marketing et s’adresser à un public d’amateur·ices quand on peut faire des « pour hommes » et d’autres « pour femmes » et zapper toute les autres identités, par la même occasion ? Malheureusement, l’ironie de la question échappe visiblement à nombre de brasseurs et, de manière plus préoccupante, à leurs équipes communication et marketing. Et ce, alors même qu’il leur en coûterait bien moins de revoir leur copie que d’éponger les pertes engrangées par cette approche marketing ultra genrée. 

Strass et canettes roses 

Si « les hommes savent pourquoi », il en va de même pour les femmes, qui, loin d’être attirées par les (pubs de) bières qui leur sont directement destinées, ont plutôt tendance à se détourner des mousses en question. Comme l’a démontré Leslie K. John, chercheuse spécialisée dans le comportement et professeure à Harvard, le marketing genré « repousse plus qu’il n’attire » les consommatrices, au point de les détourner d’un produit qui aurait pu les attirer, mais a eu l’effet exactement inverse à cause de l’approche choisie. Canettes roses, emphase sur le peu de calories, publicités dégoulinantes de clichés girly… Autant d’écueils dans lesquels de nombreuses brasseries sont tombés, réussissant à aliéner leur public cible plutôt qu’à le séduire. D’abord, explique Leslie K. John, parce qu’il en va de l’essence même de l’être humain (quel que soit son genre, donc) de refuser d’être catégorisé ou réduit à un seul de ses traits distinctifs, particulièrement si la catégorisation est perçue comme ayant un motif antérieur, par exemple, la vente d’un produit. Ensuite, souligne la chercheuse, « suggérer qu’une femme va préférer une bière au packaging girly parce que ‘toutes les femmes aiment le rose’ est carrément insultant ». En 2016, la Harvard Business School a réalisé une expérience en proposant des objets labélisés « pour femme » ou sans label et 76% des femmes auraient tendance à rejeter les produits qui leur sont directement destinés, pas tant parce qu’ils ne leur plaisent pas, mais bien parce qu’elles refusent d’être catégorisées. Et pourtant, cinq ans plus tard, la guerre des genres fait toujours rage au rayon bière, entre celles pour « vrais bonhommes », marketées comme telles, et les « bières de filles », légères et sucrées. Obstination mal placée ou raisonnement rétrograde ? 

Pour Vincent Grégoire, chasseur de tendances au sein du bureau parisien Nelly Rodi, ce schisme en rayon et dans la communication s’explique par le regard que la société porte toujours sur les femmes qui boivent : « L’alcool est considéré comme un espèce d’accessoire de statut masculin, il y a un élément de pouvoir, d’autorité et de reconnaissance. C’est chargé de symbolique aussi, il y a cette idée que l’homme qui boit est un surhomme, fier de sa descente. La femme qui boit, par contre, c’est une pauvre fille, une femme de mauvaise vie, il reste un regard hyper péjoratif. Les stéréotypes ont la vie dure : un homme qui boit de l’alcool c’est un connaisseur, il profite de la vie, mais une femme qui prend du plaisir ça reste suspect, elle ne peut pas jouir. » En plus d’être bien évidemment erronés, ces raisonnements sont également binaires au possible et balaient toute une série d’identités, notamment les personnes non binaires.

Marketing segmenté VS segmentation naturelle

« Quelque part, exclure les femmes de l’univers brassicole leur donne encore plus envie d’en faire partie, décode Vincent Grégoire. Il y a une partie de la population féminine qui se dit ‘OK, c’est un truc de mecs, ben on va les faire chier et se l’approprier, et puisqu’ils nous excluent on va le prendre de force’, ça les titille. Ce qui est excitant, c’est le côté Koh-Lanta, aller sur le territoire des mecs, leur dire que ce n’est pas obligé de prendre les femmes pour des imbéciles en mettant du strass et se mettre au même niveau qu’eux. » Un point de vue que nuance Grégory Lehman, responsable des ventes Horeca pour Moortgat, la brasserie à qui on doit notamment la Duvel, la Vedett, la Maredsous, mais aussi une approche marketing qui fait office de précurseur dans le secteur. « On veut parler à tout le monde, parce que nos produits s’adressent à tout le monde, quel que soit le genre, la classe sociale ou le profil des consommateur·ices. » Raison pour laquelle leurs publicités sont résolument dégenrées. 

Loin de voir un élément titillant dans les pubs dégoulinant de testostérone, Grégory souligne que pour sa part, il s’agit plutôt « d’une erreur totale. C’est se couper d’une grande partie de consommateur·ices potentiel·les en leur fermant la porte avec une communication orientée ». Une erreur que Moortgat ne veut pas faire, même si la brasserie belge confie devoir composer avec une segmentation naturelle du marché. « Il y a de moins en moins de distinction entre les consommateur·ices “masculins” ou “féminines” de bières, parce que les goûts évoluent et la nouvelle génération est très curieuse gastronomiquement parlant, mais il reste une forme de segmentation naturelle. Les consommatrices dites féminines vont avoir tendance à penser que la Duvel n’est pas pour elles, que c’est trop lourd ou trop amer, tandis que les consommateurs dits masculins vont avoir des a priori sur la Liefmans, les bières fruitées étant plutôt perçues comme ‘des bières de filles’ ». Et ce alors même qu’en Belgique du moins, il ne s’agit nullement d’une offre visant à séduire les buveuses de bière, avec ou sans talons aiguilles, mais bien d’une tradition liée au terroir. « Si on regarde du côté des Pays-Bas, ils produisent plutôt de la pils. En Allemagne, les ingrédients qui peuvent entrer dans la composition de la bière sont très réglementés. Mais chez nous, c’est plus libre et il se trouve qu’on a des cerises en abondance, sourit Grégory Lehman. C’est ce qui a permis de créer de fantastiques gueuzes, desquelles ont découlé d’autres produits brassicoles fruités, avec un pic à la fin des années 1990, quand les cafés ont élargi leur proposition de bières. » 

Calculs capitalistes

Comparée à l’époque où on ne retrouvait que 5 ou 6 bières à la carte, l’offre actuelle propose au moins, toujours selon Grégory Lehman, « une vingtaine de bières dans le moindre établissement lambda, avec plusieurs options dans chaque catégorie ». Sans que le choix ne soit influencé par le taux de testostérone des habitué·es. « On sait qu’on doit adapter l’offre d’une carte au public, en proposant toujours de l’alcool et des softs, des bières plus fortes et plus légères, mais c’est lié aux tendances, pas au genre », explique Grégory, qui rappelle que le marché de la bière est lié aux modes, l’heure étant plutôt actuellement aux IPAs. 

Pas d’amertume pour autant : si certains brasseurs font de la résistance, il semblerait que le changement soit aussi en marche niveau marketing, (trop) lentement, mais sûrement. C’est que là aussi, il s’agit de suivre les tendances, rappelle Julien Rose, Head of Strategy au sein de l’agence créative La Niche. « L’essence même du marketing est d’optimiser les tendances pour maximiser les ventes. Si la publicité est longtemps restée genrée, c’est parce qu’il y avait une séparation des genres très nette dans la société, qui se traduisait du côté des alcooliers par la division ‘“la bière pour les hommes, le vin pour les femmes”, mais on dépasse cette dualité aujourd’hui. Même les marques qui avaient une communication très figée commencent à retourner leur veste, parce que pour vendre plus, il faut vendre mieux, et pour ça, il faut suivre sa cible, c’est-à-dire s’adapter si la société évolue et se détache des distinctions de genres ». 

Un petit pas pour l’égalité, un grand pas pour le capitalisme ? « C’est un changement positif, mais c’est un positionnement très calculateur aussi », avance Julien. Même si la donne pourrait encore changer. Pour ma part, girly ou non, je m’en tiens à ma version Michelada.

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