Ces dernières années en Belgique, plusieurs débats en matière de consommation de drogues et toxicomanie ont alimenté la sphère politico-médiatique. De nombreuses voix se sont hissées dans chaque camp : celles en faveur d’un accompagnement médicalisé de l’addiction et celles en faveur d’une fermeté plus dure.

Il y a trois ans, la ville de Liège inaugurait la première salle de consommation à moindre risque (SCMR) de Belgique, un centre pour les personnes atteintes de toxicomanie qui veulent s’injecter, inhaler, consommer leurs drogues dans de bonnes conditions sanitaires. Loin d’encourager la consommation de drogues dures, les SCMR, sont des lieux qui offrent un cadre sûr aux personnes qui souffrent d’addiction. 

Le documentaire Chasser les dragons d’Alexandra Kandy Longuet rentre dans cette réalité difficile à voir des personnes dépendantes à la drogue. Le film retrace l’histoire de ces toxicomanes, leur relation avec la société et leur accompagnement par le personnel du lieu. On a demandé à Alexandra comment elle a vécu ce projet.

Savoir dans quel environnement on met les pieds

L’asbl Dérives, basé à Liège et fondé par les frères Dardenne, est le premier atelier de production à développer, produire et diffuser du documentaire de création en Wallonie. Dès les années 1970, ils cherchent à documenter par un prisme psycho-social les différents problèmes de société que l’on peut rencontrer en Belgique. Parti d’un appel à projet pour un court métrage, Chasser les dragons a été transformé par la lauréate de l’appel, Alexandra Kandy Longuet, en un film d’une heure. « C’était pas possible de traiter un sujet aussi complexe en faisant des raccourcis pourris, nous dit-elle. Le film devait avoir la temporalité et la durée qui est juste. »

Depuis l’ouverture de la SCMR à Liège en 2018, beaucoup de gens restent hermétiques aux questions liées à la conso, sans doute parce qu’ils ne savent pas en quoi ça consiste vraiment. L’idée de base de Dérives était de faire de ce documentaire un film informatif non seulement pour l’opinion publique mais aussi pour les acteurs politiques au centre de ces débats. À Bruxelles notamment, l’ouverture de la nouvelle SCMR fait couler de l’encre depuis plusieurs mois, entre autres du fait du manque d’échange d’infos transparentes entre les pouvoirs publics et les détracteur·ices.

Liège est une ville qui se situe proche de la frontière, où l’héroïne y est bon marché, avec une concentration de toxicomanes importante, dont une bonne partie sont des sans-abris. Par le prisme de la réalité dévoilée dans le film, les partisan·es du « not in my backyard » peuvent à la fois découvrir et comprendre ce qu’il s’y passe une fois la porte de la salle franchie. Que ce soit du côté addict que du côté orga, tout élément visuel permettant de relater le périple de chacun·e est bon à montrer. Mais être sur place et voir la réalité de ces personnes délaissées par toutes les strates du système c’est costaud.

Travailler en huis-clos avec une temporalité imposée

Dans plusieurs de ses films, Alexandra Kandy Longuet suit des personnages qui se ressemblent dans leur singularité. Tous ont un trait commun : ce sont des consommateur·ices. Que ce soit dans Vacancy, où elle suit les oublié·es du rêve américain, de motel en motel, ou As She Left, sur la misère qu’a laissé derrière lui l’ouragan Katrina, on retrouve toujours des gens – victimes d’abandon, de stigmatisation et de non-accompagnement – qui ont la drogue comme rouage principal.

Du fait de son histoire personnelle, même si l’approche reste complexe, l’expérience d’Alexandre lui a permis d’adopter pour Chasser les dragons le bon angle sans trop de difficultés. « C’est une histoire de rencontres et de choses qui s’emboîtent bien, au bon moment, dit-elle. Le suivi d’un protagoniste qui n’y connaît rien à son sort, c’est compliqué. T’as pas envie de tomber dans le récit de la personne qui va s’en sortir, parce que c’est pas le cas. » 

L’expérience a aussi permis à Alexandra de comprendre qu’il fallait focaliser l’attention sur l’histoire et non sur la morale qu’il « faut » en retirer. Chasser les dragons est un huis clos à hauteur d’humain qui s’intéresse aux personnes et aux qualités d’écoute qui font plus fortement résonner l’extérieur, le vaste monde de misère et de violence hors-caméra que constitue notre société.

Pour que le film puisse exister, la confiance de l’équipe soignante a été une condition importante. « Du moment que je respectais les consignes de sécurité, j’avais carte blanche pour aller où je voulais, quand je voulais, explique Alexandra. J’avais les clés. » Il faut aussi comprendre comment le lieu fonctionne, l’impermanence des interactions, entre autres. Dans le quotidien des toxicomanes, il n’y a pas deux jours qui se ressemblent, d’où l’impossibilité d’anticiper, de donner rendez-vous aux protagonistes. Comprendre qu’on n’a pas d’emprise sur la temporalité a été essentiel pour construire le projet : « La relation que tu construis est super fragile. Les gens ne vont pas rester pour toujours. Ça bouge tellement, tantôt y’en a un qui va aller à l’hôpital, l’autre en cure, l’autre en prison, l’autre chez sa sœur à Mons. Déjà, tu sais pas si les gens vont venir le lendemain. »

Tout ça dépend d’énormément de facteurs : la météo joue, le fait que les gens touchent leur revenu d’intégration sociale aussi. Au niveau du calendrier, le tournage s’est fait dans la continuité des repérages de façon assez intense : « Je restais plus de 8 heures par jour, j’assistais aux réunions d’équipe. La salle est ouverte 7/7, j’y allais plus ou moins 5 fois par semaine en étalant, en changeant les jours. » 

Les relations avec le personnel médical et les toxicomanes

Quand elle revient sur le personnel qu’elle a côtoyé, Alexandra se rappelle notamment de la directrice : « Elle est est assez marquante, c’est un personnage haut en couleurs qui est engagée dans ce qu’elle fait. Elle est en guerre contre les fonctionnaires du social, qui sont là pour aider mais vu qu’on définit un cadre tellement rigide, ça devient contre-productif à cause des protocoles et des manques de moyens. » 

Autre membre de l’équipe, Stéphane lui a été d’une grande aide. Il travaille en santé mentale depuis plusieurs années, et c’est lui qui a donné à Alexandra certaines clés sur la psychologie, pour qu’elle puisse estimer avec justesse à quel moment on peut commencer à aborder les questions du sevrage, du fait que ça puisse être délicat d’interviewer quelqu’un à un certain moment et pas un autre. C’est grâce à ce genre de détails, non visibles dans le film, que celui-ci arrive à être fidèle au réel. 

Il est aussi arrivé qu’Alexandra n’ait pas à devoir anticiper le bon moment pour filmer. Elle se souvient notamment de Johnny : « Après notre rencontre, on a commencé à discuter et il m’a dit qu’il était OK pour le film, puis il a changé d’avis. Pas de soucis. Mais un jour, il est revenu et m’a dit : “Là, tu vas me filmer parce que je suis super énervé”. Il venait d’avoir des emmerdes avec la police. » Dans cette situation-là, c’est les protagonistes qui créent le cadre. « Pour moi c’est fondamental pour n’importe quel film, poursuit-elle. Il faut que les gens soient conscients et consentants. »

Forcément, il peut être difficile de sortir sa tête du cadre d’un film quand le sujet est si prégnant. C’est une relation au long cours. Depuis le tournage, plusieurs personnes sont décédées. Pas forcément des gens qui ont été filmés, mais notamment des personnes qui ont permis de construire ce film. Par exemple, Jojo, 28 ans : « Il ne voulait pas du tout être filmé mais il était là tous les jours. On se voyait tout le temps et ç’a été un gros rappel à la réalité quand j’ai appris son décès. Et d’un autre côté, il y a Dominique qui est plus âgé, pas loin de 60 ans, qui est toujours là, qui a réussi à survivre en gardant la main sur sa consommation. Mais c’est toujours très brutal personnellement, ça va au-delà du métier. Je ne suis pas travailleuse sociale, je ne suis pas armée pour recevoir tout ça, pour pouvoir m’en détacher une fois le film fini. » 

« Tu te questionnes aussi sur ce que tu fais, l’utilité de ton film, le sens des documentaires. », conclut Alexandra. À défaut de chercher à faire peser la balance de l’opinion publique dans un camp ou dans l’autre, un documentaire comme Chasser les dragons permet de mettre à disposition un espace d’échange pour les personnes les plus invisibilisées par cette société – chose relativement rare quand il s’agit de ce sujet en particulier. Il est effectivement peu évident de pouvoir se faire une idée pertinente de ce en quoi consiste une SCMR. Dans le film d’Alexandra, que l’on parle du personnel, de ses usager·es, des craintes des riverain·es ou encore des politiques actuelles, ce sont autant de sujets qui permettent enfin à la question d’être réellement traitée, débattue et surtout de ne pas être oubliée.

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