« Grande sécu » : la fausse bonne idée
Le projet de « Grande sécu » risque de revenir au cœur de la campagne présidentielle, puisque le rapport du Haut conseil pour l’avenir de l’assurance maladie (HCAAM), commandé par Olivier Véran, est attendu mi-janvier. De prime abord, l’idée paraît séduisante : l’assurance-maladie obligatoire se substituerait aux complémentaires santé pour acquitter le ticket modérateur.
Seraient ainsi concernés les soins de ville, les médicaments, le reste à charge hospitalier et le panier « 100 % santé » (lunettes et prothèses dentaires et auditives). L’impact sur les mutuelles serait particulièrement important : la complémentaire santé pèse pour 85 % de leur chiffre d’affaires, contre seulement 6 % pour les sociétés d’assurance.
Pour le HCAAM, cette réforme permettrait de réguler les dépenses de soin, de résorber les inégalités d’accès aux soins et de réduire le reste à charge des ménages. Ce faisant, elle entretient le mythe d’un Etat protecteur, débarrassé des corps intermédiaires qui feraient écran à l’intérêt général, ce qui lui vaut un soutien large allant jusqu’aux Insoumis.
Le poids des frais de gestion
Dans le viseur ? Le poids des frais de gestion et l’érosion des mécanismes de solidarité. Selon la Cour des comptes, les frais de gestion des complémentaires s’élèvent ainsi à 7,5 milliards d’euros pour 2018, dont 40 % sont liés aux frais d’acquisition de nouveaux clients, autrement dit les efforts commerciaux.
On observe par ailleurs une croissance de la tarification à l’âge et de la segmentation des risques qui affaiblissent notamment la solidarité intergénérationnelle historiquement mise en place par les mutuelles. Par exemple, entre 2006 et 2016, les personnes couvertes par des contrats de mutuelles ne dépendant pas de critères d’âge sont passées de 36 % à seulement 3 %.
L’ouverture à la concurrence du marché des complémentaires santé en 1989 a rapproché le régime de régulation des mutuelles de celui s’appliquant aux sociétés d’assurance
Qui veut noyer son chien l’accuse d’avoir la rage. Les mutuelles ont largement participé à la construction du système de protection sociale en France. Cette « rente » historique a toutefois était remise en cause par l’ouverture à la concurrence du marché des complémentaires santé (loi Évin du 31 décembre 1989) et en rapprochant le régime de régulation des mutuelles de celui s’appliquant aux sociétés d’assurance (ordonnances du 19 avril 2001 transposant les directives européennes dans le domaine des assurances).
Mouvement de concentration
Conjuguée à la directive Solvabilité II entrée en application en 2016, l’ouverture à la concurrence a incité les mutuelles à la concentration pour réaliser des économies d’échelle, diversifier leurs activités et trouver de nouveaux clients. De près de 1 200 en 2006, elles sont passées à environ 300 aujourd’hui. En témoigne la création de grands groupes, comme Vyv, qui a réuni en 2017 les mutuelles interprofessionnelles (Harmonie mutuelle) et les mutuelles de la fonction publique (MGEN), ou plus récemment Aéma, née du rapprochement entre mutuelles de santé (Aésio) et mutuelles d’assurance (Macif). Les mutuelles se réorganisent pour poursuivre leur mission historique.
Dans ces conditions, l’étatisation du système paraît aller de soi. Elle permettrait, selon ses laudateurs, de le simplifier, de le rendre plus juste et moins cher. Le procès est pourtant injuste. L’érosion du principe de solidarité, comme les frais d’acquisition des nouveaux clients, sont le résultat de l’ouverture à la concurrence, dont le législateur porte la responsabilité.
De la même façon, les inégalités croissantes entre actifs et retraités sont liées au développement des contrats collectifs favorisé par l’Accord national interprofessionnel (ANI) de 2013. Il convient aussi de rappeler que le coût des mutuelles tient pour 15 % à la taxe de solidarité additionnelle (TSA) et à la « taxe Covid » prélevées par l’État, ce qui représente 5,7 milliards d’euros
L’étatisation implique un surcroît de dépenses de 22,4 milliards d’euros par an pour les finances publiques
Un obstacle de taille se dresse toutefois contre ce projet : l’étatisation implique un surcroît de dépenses de 22,4 milliards d’euros par an pour les finances publiques (18,8 milliards pour les remboursements et 3,5 de baisse de recettes fiscales). Quand le « quoi qu’il en coûte » ne sera plus de saison, il est à craindre que la « Grande sécu » mène à un Etat social résiduel qui enterre définitivement la Sécurité sociale de 1945.
Car de nouvelles recettes seraient à trouver dans la CSG. Des dépenses seraient aussi à éviter, ce qui soulève la question du périmètre des soins remboursables. Ainsi s’imposerait un système sous contrôle de l’État, reposant sur le financement par l’impôt et la distribution de droits universels, avec le risque que les contraintes budgétaires priment sur les besoins de santé. À charge pour les individus de souscrire à des assurances privées pour tout ce qui n’entre pas dans le panier de soins.
C’est contre cette inflexion que, très tôt, la mutualité française a repris son « indépendance », pour contester les ordonnances Jeanneney de 1967 qui ont marqué le coup d’envoi des « réformes » de la Sécurité sociale. Les mutuelles sont des contre-pouvoirs, des lanceurs d’alerte face au tournant néolibéral de notre système de protection sociale.
Elles défrichent les possibles, innovent dans l’accès aux soins (tiers payant, téléconsultation), comme dans la prise en charge de nouveaux besoins (notamment psychologues pendant la crise sanitaire). Elles jouent un rôle clé dans la régulation des dépenses de santé, comme lors de la mise en place du panier « 100 % santé ». L’articulation entre la complémentaire santé et les 3 000 services de soins et d’accompagnement mutualistes (SSAM) est enfin un levier stratégique fondamental, comme l’a notamment bien compris le Groupe VYV. Malgré ses imperfections, le système français a le reste à charge sur les dépenses courantes de santé le plus faible d’Europe (9 % contre 16 % en moyenne).
Alors que débute la présidence française de l’Union européenne, le gouvernement serait plus inspiré de protéger le modèle mutualiste, en défendant la spécificité de la lucrativité limitée. Il pourrait sur cette base nouer des alliances d’intérêt général avec la mutualité pour installer une véritable démocratie sanitaire et conquérir de nouveaux progrès sociaux.
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