Hjalmar Schacht, l’économiste des nazis
Il est celui qui a jugulé l’hyperinflation allemande des années 1920, avant d’être le ministre de l’Economie d’Hitler dans les années 1930. Hjalmar Horace Greeley Schacht est certainement le personnage le plus incontournable de l’histoire économique allemande du début du XXe siècle.
Ce personnage complexe, né en 1877 dans la ville allemande de Tinglev (actuel Danemark) au sein d’une famille germano-danoise revenue en Allemagne après une expatriation aux Etats-Unis, a oscillé entre opportunisme et conviction, entre expertise technique et soutien à l’extrême droite.
Considéré comme une belle « prise de guerre » pour un régime extrémiste en quête de légitimité, Schacht a imprimé sa marque, caractérisée, dans un premier temps, par une politique combinant interventionnisme étatique et mesures protectionnistes. Une conviction acquise dès le plus jeune âge.
Etudiant en France et en Allemagne, il obtient un doctorat d’économie de l’université de Kiel en 1899, avec une thèse dédiée aux fondements théoriques du mercantilisme anglais, qui témoigne de son attrait précoce pour les idées protectionnistes. Dont il finira par s’éloigner.
L’homme n’ignore rien non plus du monde de la finance. A partir de 1903, Schacht se lance dans une carrière au sein de la Dresdner Bank. Il en profite pour tisser des liens avec les élites politiques et financières américaines, notamment avec le président Theodore Roosevelt et le banquier John Pierpont Morgan.
Initié à la franc-maçonnerie, il développe ses réseaux, et accède à des postes de responsabilité, à la Dresdner Bank, puis à la Danatbank. Pendant la Première Guerre mondiale, il est affecté en Belgique occupée, et se trouve pris au cœur d’un scandale financier qui conduit à son renvoi.
C’est le pic de l’hyperinflation atteint lors de l’année 1923 qui remet en selle Hjalmar Schacht
C’est le pic de l’hyperinflation atteint lors de l’année 1923 qui le remet en selle. Malgré son affaire de corruption pendant la guerre, Hjalmar Schacht est nommé commissaire à la monnaie de la République de Weimar, un poste créé pour l’occasion. Schacht n’a d’ailleurs pas de bureau officiel et prend ses quartiers dans une remise de femmes de ménage, tandis qu’il paie lui-même sa secrétaire.
L’hyperinflation allemande des années 1920
Ce sera son heure de gloire qui le propulsera plus tard au cœur du régime nazi. Au sortir du premier conflit mondial, l’Allemagne est contrainte de signer le Traité de Versailles de 1919, qui lui impose de très fortes réparations financières.
L’économiste britannique John Maynard Keynes s’y oppose avec force, publiant alors Les conséquences économiques de la paix, alertant sur les dangers économiques et politiques de cette humiliation. Mais les élites françaises sont déterminées à faire payer l’Allemagne.
L’Allemagne devra donc payer 132 milliards de Reichsmarks de réparations, soit deux années de son produit intérieur brut (PIB). Dans un contexte déjà inflationniste, favorisé par une offre faible (les structures de production ont été détruites) et une demande forte (pour les besoins de reconstruction), l’Allemagne fait marcher la « planche à billets » : la masse monétaire passe de 81 milliards de Reichsmarks en décembre 1920 à 116 000 milliards de Reichsmarks en août 1923 !
Schacht entreprend une réforme capitale : le 15 novembre 1923, il crée une nouvelle monnaie, le Rentenmark, destinée à remplacer le Reichsmark
La multiplication des signes monétaires conduit à un affaiblissement colossal de la valeur de la monnaie, et, par corollaire, il faut de plus en plus de monnaie pour acheter des biens. Entre 1913 et 1923, les prix sont ainsi multipliés par 1 000 !
Les Allemands brûlent des liasses de billets pour se chauffer, remplissent des brouettes de billets pour acheter une baguette de pain… quand leurs enfants s’en saisissent pour construire des châteaux. Des formes de troc rudimentaires réapparaissent alors, quand chewing-gums et cigarettes se substituent à la monnaie officielle.
Schacht entreprend une réforme capitale : le 15 novembre 1923, il crée une nouvelle monnaie, le Rentenmark, destinée à remplacer le Reichsmark, 1 Rentenmark s’échange alors contre 1 000 milliards de Reichsmarks. Ce jour-là, le dollar américain s’échange contre 2 500 milliards de Reichsmarks, alors qu’il ne valait que 4,19 Reichsmarks juste après la Première Guerre mondiale et encore « seulement » 350 000 Reichsmarks en août 1923.
Le tournant nazi des années 1930
Ayant jugulé l’hyperinflation, Schacht, auréolé de son succès, est nommé à la tête de la Reichsbank, la banque centrale allemande, en décembre 1923. Avec son collègue britannique Montagu Norman, il œuvre à la création de la Banque des règlements internationaux (BRI), basée à Bâle, chargée de régler les problèmes des réparations allemandes à la France et des Alliés aux Etats-Unis.
Il s’emploie aussi à renégocier la dette extérieure allemande auprès de ses interlocuteurs internationaux, dans le cadre du plan Young, conclu en 1929.
Après avoir provoqué la chute du ministre des Finances marxiste Rudolph Hilferding, Schacht démissionne de son poste de banquier central en 1930, sur fond de désaccord politique avec les sociaux-démocrates. Par opportunisme peut-être plus que par conviction, le banquier se rapproche alors des nazis sans adhérer au NSDAP, et rencontre Göring et Hitler.
Après les élections législatives de 1932, Schacht franchit le Rubicon et fait partie des industriels et financiers qui signent la pétition appelant le maréchal Hindenburg à nommer Adolf Hitler chancelier.
Si Keynes était un opposant farouche à tout régime autoritaire, la vague de keynésianisme international se fait néanmoins sentir en Allemagne
Dans une Allemagne qui compte près de 30 % de chômeurs, Hitler accède au pouvoir en janvier 1933 et offre à Schacht une double casquette : il retrouve son poste à la direction de la Reichsbank en mars 1933, et est propulsé ministre de l’Economie en août 1934, concentrant alors les leviers du pouvoir économique et financier nazi.
Si Keynes était un opposant farouche à tout régime autoritaire, la vague de keynésianisme international se fait néanmoins sentir en Allemagne. Dans la continuité des ministres précédents, Schacht entreprend alors une politique de travaux publics, consistant à construire le réseau autoroutier allemand et des logements sociaux, pour relancer une économie qui pâtit de la Grande Dépression des années 1930 et du départ des capitaux américains.
Interventionnisme et protectionnisme
Dépenses et déficits publics conduisent alors à la reprise de la croissance économique outre-Rhin, tandis que Schacht introduit les « bons MEFO », des obligations d’entreprises faisant office de moyens de paiement destinés à financer le réarmement et à se substituer à la monnaie officielle pour contenir l’inflation, tout en contournant les règles du Traité de Versailles.
L’économie de guerre du Troisième Reich repose donc sur un fort interventionnisme étatique, couplée à des mesures protectionnistes. Lancé en septembre 1934, le Plan Nouveau de Schacht vise à revoir l’ensemble des accords commerciaux bilatéraux de l’Allemagne nazie, tout en organisant une certaine forme d’autarcie économique.
Le ministre d’Hitler s’emploie également à sécuriser les importations de matières premières du Reich en signant des accords commerciaux avec les pays d’Amérique du Sud et des Balkans.
Sur le plan intérieur, le redressement économique s’effectue notamment en ayant recours au travail forcé
Sur le plan intérieur, le redressement économique s’effectue notamment en ayant recours au travail forcé. Le nombre de chômeurs passe de plus de six millions à moins d’un million entre 1933 et 1937, mais cette réduction est en partie due au fait que les femmes doivent quitter le monde du travail et ne sont donc plus guère considérées comme des actifs.
Les conditions de vie des travailleurs ne s’améliorent pas pendant le Troisième Reich, puisque la durée moyenne de travail passe de 43 à 47 heures par semaine entre 1933 et 1939, tandis que le niveau des salaires réels baisse d’un quart.
Les syndicats sont interdits et remplacés par la Deutsche Arbeitsfront (DAF), une organisation corporatiste sous le contrôle direct du NSDAP. Sous le régime nazi, on travaille donc plus pour gagner moins, et même les loisirs sont encadrés, sous l’égide de la Kracht durch Freude (KdF), dirigée, comme le DAF, par le puissant Robert Ley.
Schacht s’oppose au mentor d’Hitler
Adolf Hitler s’est d’ailleurs rapproché de l’industriel Ferdinand Porsche pour concevoir les premières Volkswagen, des « voitures du peuple » que les Allemands pourraient s’offrir à peu de frais.
En matière économique, Hitler était un disciple de Gottfried Feder et fut impressionné par ses distinctions entre, d’une part, le capital reposant sur du travail précédemment accumulé ou issu d’opérations de prêt et, d’autre part, le capital issu de la spéculation et de la finance internationale.
Emmenée par Schacht et par le grand patronat industriel, la « branche capitaliste » du régime nazi en eut rapidement assez des positions maximalistes des interventionnistes du NSDAP
Représentant la « branche anticapitaliste » du NSDAP, Feder avait pour ambition de mettre la finance au pas. Il fut brièvement secrétaire d’Etat sous le ministre Schacht, qui obtint son renvoi en 1934. Emmenée par Schacht et par le grand patronat industriel, dont Friedrich Flick, Emil Kirdorf, Gustav Krupp, Fritz Thyssen et Albert Vögler, la « branche capitaliste » du régime nazi en eut rapidement assez des positions maximalistes des interventionnistes du NSDAP.
Les sujets de dissension ne tardent donc pas à arriver entre l’opportuniste Schacht et les nationaux-socialistes, dont la « prise de guerre » commence à se rebeller : en 1935-1936, le ministre de l’Economie se met à critiquer les dépenses militaires, les produits de substitution aux importations (Ersatz) qui s’avèrent parfois plus coûteux que les produits importés, et l’excès d’interventionnisme et de protectionnisme.
Laissant les clés du pouvoir économique à Hermann Göring (artisan du plan quadriennal de 1936), puis à Walther Funk, Schacht démissionne en novembre 1937, et critique publiquement les pogroms antisémites survenus lors de la Nuit de Cristal de décembre 1938. Il est démis de ses fonctions de banquier central en 1939, mais reste toutefois membre du gouvernement, ministre sans portefeuille, jusqu’en 1943.
Schacht est accusé d’être l’un des instigateurs de la tentative d’assassinat contre Hitler, survenue le 20 juillet 1944. Déporté dans les camps de Ravensbrück, Flossenbürg, puis Dachau, il y croisera Léon Blum et sera libéré par les Alliés en 1945.
Personnage clé de l’Allemagne nazie, Hjalmar Schacht obtient le meilleur résultat au test de QI parmi les accusés du procès de Nuremberg. En dépit des protestations soviétiques, il passera peu de temps en prison et sera libéré dès 1948. Conférencier et conseiller de divers gouvernements, il meurt à Munich, en 1970.
Pour en savoir plus
- Bouchard Jean-François [2015], Le banquier du diable, Max Milo.
- Clavert Frédéric [2009], Hjalmar Schacht, financier et diplomate (1930-1950), P.I.E. Peter Lang S.A.
- Overy Richard [1995], War and Economy in the Third Reich, Clarendon Press.
- Tooze Adam [2008], The Wages of Destruction: The Making and Breaking of the Nazi Economy, Penguin Books.
Retrouvez notre série « Aux extrêmes droites de l’économie »
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