Impôt, catastrophe écologique et affaire Elizabeth Holmes : nos trois coups de cœur télé
Objet démocratique, pilier des sociétés civilisées, l’impôt malaimé est formidablement disséqué par le documentaire de Xavier Villetard coécrit avec l’historien Gérard Noiriel. En deux volets diffusés sur Arte, Histoire populaire de l’impôt décrypte ses origines et rappelle les batailles, souvent sanglantes, qui en ont découlé.
Cet excellent documentaire fait écho à la série Déchiffrage ! L’impôt, le prix de la démocratie, également diffusée sur Arte en 2014 (réalisée en partenariat avec Alternatives Economiques).
Toujours sur la même chaîne, à ne pas manquer non plus Quand la maison brûle, de Nicolas Klotz et Elisabeth Perceval. Le documentaire nous emmène de Brazzaville à São Paulo en passant par Barcelone et Paris pour nous faire méditer et éprouver l’absurdité d’une société fondée sur la prédation et la chasse, des animaux comme des humains.
Enfin, après l’excellent Dopesick diffusé sur Disney+, la chaîne continue, avec la série The Dropout de Rebecca Jarvis, d’explorer la propension d’escrocs sans scrupule (bien réels) à amasser des milliards de dollars au détriment de la santé des Américains. Certes, la jeune Elisabeth Holmes n’a pas atteint le niveau de cynisme mortifère du laboratoire pharmaceutique responsable de la crise des opiacés aux Etats-Unis, mais ses mensonges sur les tests médicaux réalisés à partir d’une seule goutte de sang en disent long sur la quête de réussite à tout prix.
1/ Une idée fisc
« L’impôt est le prix à payer pour une société civilisée », avait déclaré Henry Morgenthau, le fidèle secrétaire du Trésor de Franklin Roosevelt. Un constat qui n’a rien d’une évidence pour la grande majorité de nos contemporains. Et de nos ancêtres. C’est ce que rappelle la formidable Histoire populaire de l’impôt réalisée par Xavier Villetard et coécrite avec l’historien Gérard Noiriel.
Alternant images d’archives commentées et interventions de spécialistes, celui-ci commence par pointer que ce n’est que lorsque leurs charges sont devenues excédentaires par rapport aux recettes des domaines royaux que les souverains français, Charles VII en tête, ont commencé par lever des impôts auprès de leur population. Un véritable racket des couches populaires mis en œuvre par les fermiers généraux et dont étaient exemptées les nobles et le clergé. Et les premières révoltes n’ont pas tardé contre la taille, la gabelle et autres inventions fiscales servant surtout in fine à financer les guerres comme les plaisirs de la cour. Mais la répression féroce qui s’abat contre les jacqueries et autres mobilisations, comme celle des bonnets rouges, permet d’assurer le recouvrement.
En convoquant les Etats généraux pour tenter de résorber la dette abyssale du Royaume, Louis XVI ne réalise pas qu’il va causer sa propre perte, en même temps que la proclamation d’une exigence de représentation en contrepartie de la contribution fiscale. C’est un autre principe qui s’impose progressivement, celui de l’égalité de l’ensemble des citoyens devant l’impôt. Plus que tout autre, c’est l’une de ses formes, l’impôt sur le revenu qui va l’incarner.
Instauré dès 1848 au Royaume-Uni et en 1868 en Allemagne, il faut attendre le déclenchement de la Première Guerre mondiale et août 1914 pour le voir enfin voté en France, après des décennies de débats enflammés. Et il faut encore patienter six ans pour que s’instaure la progressivité. Au même moment, Matthias Erzberger, le ministre des Finances de la jeune République de Weimar est assassiné pour l’avoir mise en place outre-Rhin. L’impôt sert ainsi non seulement à financer une intervention publique toujours croissante, y compris dans la protection sociale, mais aussi à réduire les inégalités économiques.
Cependant, le mouvement est loin d’être linéaire, avec l’introduction de certaines contributions anti-redistributives, à commencer par les taxes sur la consommation, comme la TVA, tandis que les pratiques d’évitement prospèrent parmi les plus riches, au grand bonheur des « paradis » fiscaux, la Suisse en tête. Au début des années 1980, les politiques néolibérales de Margaret Thatcher mêlent quant à elles coupes drastiques dans les dépenses budgétaires et baisses d’impôt pour les nantis, même si son projet de poll tax, impôt sur le revenu par capitation, est avorté sous la pression d’une vaste mobilisation populaire qui n’est pas sans faire écho aux gilets jaunes.
Gilets jaunes qui eux-mêmes ont placé la question fiscale au cœur de leurs revendications, alors que les principaux défis de justice fiscale sont désormais posés par la libre circulation des capitaux, qui a permis à l’évasion fiscale de prendre une ampleur phénoménale. Sans oublier les niches fiscales, ces centaines d’exemptions catégorielles, qui coûtent au budget plus que les recettes totales du seul impôt sur le revenu.
A travers cette histoire comparée de l’impôt entre France, Allemagne et Royaume-Uni, dont on a passé ici de nombreux épisodes, ce très pédagogique documentaire, au casting aussi prestigieux qu’œcuménique – puisqu’il réunit notamment George Osborne, Eric Woerth, Wolfgang Schäuble et Oskar Lafontaine aux côtés d’autres acteurs publics et d’universitaires –, montre à quel point l’impôt constitue le nœud de nos démocraties contemporaines, et ne se réduit pas à une simple question quantitative, ou encore moins technique.
Au-delà, l’enjeu est de savoir qui contribue, de quelle manière et surtout à quelles fins, car c’est bien un modèle de société qui le sous-tend. Henry Morgenthau n’avait sans doute pas pas tort, il aurait simplement dû ajouter que l’impôt était une condition nécessaire, mais pas suffisante, pour vivre dans une société civilisée.
Igor Martinache
Histoire populaire de l’impôt, par Xavier Villetard (2 x 52 minutes), disponible sur arte.tv jusqu’au 5 août 2022.
2/ Lignes de fuite
Cela fait maintenant plus de trente ans que Nicolas Klotz et Elisabeth Perceval tournent ensemble, dans les multiples sens du verbe. Pas moins d’une cinquantaine de films sont déjà nés de cette coopération, brouillant, ou plutôt brûlant les frontières entre les formats, les genres et les gens pour porter un message indissociablement politique et poétique. Celles et ceux qui ont eu la chance d’arpenter leurs « archives vivantes », comme ce duo les appelle, à la faveur de la formidable rétrospective que le Centre Pompidou leur a récemment consacrée à Paris, en savent quelque chose.
Pour les autres – et les mêmes –, il est néanmoins possible de découvrir ou prolonger la découverte de leur travail singulier à travers leur dernier film, diffusé et mis à disposition par Arte dans les jours qui viennent. Intitulé Quand la maison brûle, davantage en référence au philosophe Giorgio Agamben qu’à l’ancien président français Jacques Chirac, celui-ci nous emmène de Brazzaville à São Paulo en passant par Barcelone et Paris pour nous faire méditer et éprouver l’absurdité d’une société fondée sur la prédation et la chasse, des animaux comme des humains. Une « politique de la traque » comme la qualifient les cinéastes, qui mène le monde littéralement à sa perte, via la catastrophe écologique et notamment la sixième extinction.
Quiconque s’attend à un documentaire didactique du type Demain risque d’être singulièrement désorienté. Car Nicolas Klotz et Elisabeth Perceval ne sont pas du genre à prendre les spectateurs par la main, mais plutôt par les sentiments, ou plus exactement les émotions face à des images et des sons simultanément artistiques et « sociaux ».
On peut y voir ainsi des Congolais.es déclamant tour à tour le même extrait de la nouvelle Les feuilles rouges de William Faulkner : « Quand un Maître blanc meurt, il doit être enterré avec son cheval, son chien, et son esclave. L’esclave a le droit de tenter sa fuite. Les Maîtres ont le droit de le tuer » qui s’imprime ainsi dans notre esprit et ne manque pas d’y faire résonner cette appropriation de la vie humaine avec celle de la nature tout entière.
C’est au tour d’un jeune émigré sénégalais de raconter le périple qui l’a mené à arpenter les rues de Barcelone pour y vendre des fleurs coupées aux passants. On reste également transportés par l’allégresse d’un bloc de carnaval de rue de São Paulo, le tout entrecoupé de longs plans hypnotiques de danses et de chants et de phrases extraites d’un essai du philosophe trans’ Paul B. Preciado. Le film débute et s’achève par des images d’animaux sauvages tournés à la caméra infrarouge et comprend également une étrange séquence durant laquelle une femme masquée raconte une histoire à un enfant jusqu’à ce que survienne un homme avec toute sa violence.
Subtil et puissant appel à à changer notre rapport au monde, à une « insurrection de la paix » pour renverser la logique d’un monde devenu fou où « c’est l’odeur du gasoil qui te rappelle que tu es vivant », ce film inclassable démontre aussi à sa manière qu’il est utile de montrer des fragments de vie plutôt que de narrer une histoire, pour essayer de faire en sorte que nous arrêtions de nous en raconter. A commencer par celle qui voudrait que tout puisse continuer comme avant.
Igor Martinache
Quand la maison brûle, par Nicolas Klotz et Elisabeth Perceval, disponible sur arte.tv à partir du 20 juin et diffusé sur Arte le 27 juin.
3/ Grandeur et décadence d’une arnaqueuse
Les grandes arnaques sont le reflet des économies dans lesquelles elles se produisent. The Dropout raconte l’histoire vraie de l’Américaine Elizabeth Holmes, image saisissante de la Silicon Valley des années 2000, celle du rêve vendu par les start-up technologiques qui professent qu’elles sont là pour changer le monde, et pour le meilleur.
Elizabeth abandonne ses études (dropout en anglais) à l’université de Stanford pour fonder son entreprise,Theranos. Elle a 19 ans. Son idée : bâtir un appareil qui, à l’aide d’une seule goutte de sang, permet de réaliser une batterie de tests médicaux. Une révolution scientifique, technologique et médicale. Sa jeunesse, son pouvoir de conviction, sa voix de baryton (qu’elle transforme) font des merveilles. Elle attire les premiers investisseurs qui amèneront les suivants, dont l’ancien ministre républicain George Shultz. Une caution qui permet à Theranos de recevoir près d’un milliard de dollars, essentiellement de la part des fortunes de la droite américaine.
Elizabeth mène son entreprise d’une main de fer, relayée par son directeur général, « Sunny » Balwani dont personne ne sait qu’il est son amant. La série décrypte bien la transformation d’une idée en une imposture : les prototypes ne fonctionnent pas, alors le couple ment, truque les résultats, efface les données gênantes, utilise en secret un appareil de la concurrence pour faire croire à la fiabilité des tests.
Holmes décroche un contrat dans une grande chaîne commerciale pour installer ses prises de sang d’une goutte, diagnostic en une heure, le temps de faire ses courses. Près de 8 millions de tests seront réalisés avec des résultats erronés, annonçant des fausses couches, des cancers et autre Sida à des patients sains. Les employés qui questionnent les méthodes sont renvoyés sur le champ.
Il faudra le courage d’un stagiaire, Tyler Shultz, petit-fils de George, et d’une jeune salariée, Erika Chung, pour que l’arnaque soit révélée par John Carreyrou du Wall Street Journal puis dans un remarquable podcast de Rebecca Jarvis d’ABC News qui a créé la série. Celle-ci s’arrête juste avant le procès qui, en janvier 2022, a reconnu Elisabeth Holmes coupable de quatre chefs d’accusation, dont chacun est passible de vingt ans de prison. On attend le verdict final. Depuis que Theranos est fermée, Elisabeth a accusé Sonny de l’avoir abusée et manipulée, elle a eu un enfant avec un richissime petit ami et nie avoir fait quoi que ce soit de mal.
Christian Chavagneux
The Dropout, par Rebecca Jarvis, 8 épisodes de 52 mn sur Disney+.
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