Keynes : toujours vivant !
Il y a soixante-quinze ans, le 21 avril 1946, s’éteignait à 62 ans seulement le plus grand économiste du XXe siècle, John Maynard Keynes. Lui, qui avait bataillé ferme avec un président Roosevelt trop enclin à vouloir vite revenir à l’équilibre budgétaire, aurait sûrement apprécié les choix de Joe Biden ! On parle souvent de révolution keynésienne, oubliant que ses idées n’ont infusé auprès des économistes et des dirigeants politiques que progressivement après sa mort : le célèbre magazine Times en avait fait l’homme de l’année sur sa couverture… en 1965 !
En quoi Keynes a-t-il modifié la façon de penser l’économie ? Il existe des milliers d’ouvrages sur le sujet. Si l’on veut se contenter de quelques idées, prenons son ouvrage phare, la Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie. Pour reprendre la distinction proposée par Paul Krugman, on trouvera parmi les héritiers de l’ouvrage les « Livre I » et les « chapitre 12 ».
Les Livre I et les chapitre 12
Le début de la Théorie générale, le Livre I, démontre que l’offre ne crée pas forcément sa propre demande et donc que les économies, faute de demande suffisante, peuvent connaître des situations d’équilibre de sous-emploi, les chômeurs ne l’étant pas de manière volontaire.
Dans ces conditions, c’est-à-dire quand il y a un excès d’épargne désirée sur le niveau d’investissement désiré, il faut que l’Etat emprunte, utilise cet excès d’épargne pour dépenser en faisant grimper la dette publique. S’il ne le fait pas, c’est la récession assurée, s’il le fait trop peu et revient trop vite à l’austérité, c’est pareil. D’actualité non ?
Dans le chapitre 12, que Keynes considérait comme la source de ses idées les plus innovantes, il explique que les décisions des entrepreneurs sont réalisées dans une situation d’incertitude radicale. Qu’est-ce qui pousse alors ces entreprises à investir ? Leurs calculs rationnels sur combien ça coûte, combien ça peut rapporter, etc. mais, surtout, leurs « esprits animaux » : le besoin d’agir et leurs tripes ! La dimension psychologique est majeure. Il a également insisté sur cet aspect pour comprendre le comportement de consommation des ménages.
Quand les entrepreneurs ne pensent plus à l’avenir de l’économie mais à gagner vite de l’argent, la spéculation financière l’emporte. Et « lorsque dans un pays le développement du capital devient le sous-produit d’un casino, il risque de s’accomplir en des conditions défectueuses ». C’est là que se trouve la description du concours de beauté qui explique pourquoi, face à une incertitude radicale sur l’avenir du monde, ceux qui veulent gagner de l’argent sur les marchés ne doivent pas obéir à une rationalité fondamentale (« que vaut vraiment l’actif sur lequel je parie ») mais à une rationalité mimétique (« je dois faire ce que je crois que la croyance générale du marché sera »), comme l’explique le chercheur André Orléan depuis de nombreuses années.
Malheureusement, comme l’a souligné George Akerlof, ces idées keynésiennes ont été longtemps perdues, laissant la place aux penseurs prônant l’efficacité naturelle des marchés financiers.
Un homme paradoxal
Enfin, on ne peut parler de Keynes sans évoquer le personnage. L’économiste britannique Robert Skidelsky lui a consacré une biographie impressionnante en trois volumes qui fait la référence. Ceux qui ont moins de temps pourront se délecter du magnifique livre de Gilles Dostaler, Keynes et ses combats qui souligne l’aspect éminemment paradoxal du personnage.
On attend encore le nouveau Keynes qui nous apportera une nouvelle compréhension et une solution aux dérives du capitalisme contemporain
Un intellectuel qui a été l’économiste le plus influent du XXe siècle mais qui n’a jamais été diplômé d’économie, une matière pour laquelle il n’a suivi en tout en pour tout que huit semaines de cours ! Formé à la philosophie, à l’histoire et aux mathématiques, il pensait que la place de l’économie dans la vie de la Cité se trouvait sur le siège arrière. Ce qui ne l’a pas empêché de révolutionner la matière.
Un homme membre du fabuleux groupe de Bloomsbury, un ensemble de penseurs et d’artistes iconoclastes (Virginia Woolf, Lytton Strachey, Duncan Grant, etc.) qui dénonçaient la morale religieuse, sexuelle et conservatrice de la société britannique. Dans les maisons autour de Gordon Square, derrière le British Museum, tout le monde y couchait à peu près avec tout le monde et Keynes a craint qu’on le fasse chanter du fait de son homosexualité.
Cela ne l’a pas empêché de se marier en 1925 avec une danseuse de ballet russe. Et d’accommoder sa dénonciation du conservatisme à une vie de riche rentier, membre de la chambre des Lords et attaché à l’Empire britannique ! Lui qui a si bien dénoncé les mécanismes délétères de la spéculation financière en a fait sa première source de revenus, laissant à sa mort une fortune équivalente à environ 20 millions d’euros d’aujourd’hui.
On connaît le célèbre aphorisme de Keynes publié en 1933 dans son article sur l’autosuffisance nationale : « Le capitalisme international et néanmoins individualiste, décadent mais dominant depuis la fin de la guerre, n’est pas une réussite. Il n’est ni intelligent, ni beau, ni juste, ni vertueux, et il ne tient pas ses promesses. En bref, nous ne l’aimons pas et nous commençons à le mépriser. Mais quand nous nous demandons par quoi le remplacer, nous sommes extrêmement perplexes. » Pas grand-chose à y changer.
Reste quand même à comprendre ce capitalisme. La théorie économique dominante ne nous y aide pas. Quelques lignes avant la fin de la Théorie générale, Keynes attirait l’attention sur le fait que « le monde se trouve aujourd’hui dans une impatience extraordinaire d’un diagnostic mieux fondé ; plus que jamais il est prêt à l’accepter et désireux de l’éprouver, même s’il n’est que plausible ».
On attend encore le nouveau Keynes qui nous apportera une nouvelle compréhension et une solution aux dérives du capitalisme contemporain, même si elle n’est que plausible…
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