La leçon de coopération de la série « La fièvre » à l’usage de la gauche
Il arrive que la fiction devance la réalité. Depuis la dissolution de l’Assemblée nationale annoncée par Emmanuel Macron le 9 juin, on est comme plongé dans un épisode de Baron noir, la série créée il y a quelques années par Eric Benzekri qui mettait en abîme la vie politique française. Il a depuis renouvelé le genre avec La fièvre, diffusée sur Canal+ entre le 18 mars et le 25 avril 2024, et toujours disponible en streaming.
Plusieurs commentateurs ont souligné que ces séries ont imprimé leur imaginaire sur les conseillers de l’Elysée. Le président de la République lui-même y a fait des allusions directes lors de ses prises de parole pendant la campagne, évoquant la « fièvre » lors de son allocution de dissolution ou plus récemment un risque de « guerre civile ».
Si les exégètes de La fièvre ont le plus souvent souligné que la série met en scène la polarisation de notre société, et particulièrement l’ascension des thèmes de l’extrême droite dans le débat public, ils ont presque toujours oublié qu’elle nous montre aussi, et peut-être surtout, la voie d’une société qui se réconcilie avec elle-même. Les résultats du second tour des élections législatives viennent de nous confirmer le happy end.
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Tout démarre lorsque Fodé Thiam, le joueur vedette du Racing, un club de football, dérape et traite son entraîneur de « sale toubab » devant les caméras. S’ensuit un face-à-face entre deux expertes de la communication pour orienter l’opinion.
D’un côté, Marie Kinsky, une figure populiste qui instrumentalise les réseaux sociaux pour installer un clivage sur les questions identitaires et promouvoir l’autorisation du port d’armes. De l’autre, Samuelle Berger, qui cherche à préserver l’unité du pays face au risque de « guerre civile », alors que les institutions échouent à réguler les conflits.
Quand menace la « guerre de tous contre tous », ce n’est pas du Léviathan, autrement dit de l’Etat, que vient la solution, mais de la coopération. Alors que beaucoup d’analyses se sont attardées sur les peurs qui traversent la série, Eric Benzekri propose aussi un récit positif.
« Les programmes politiques consistent d’abord et avant tout à éviter une apocalypse. Chacun a le choix de son apocalypse : le réchauffement climatique, l’intelligence artificielle, le grand remplacement, etc. Je voudrais qu’on ait le choix entre différents espoirs », nous a-t-il confié.
Aux sources de la coopérative
Cette solution coopérative a trois sources. D’abord, la démocratie corinthiane, à laquelle se réfère le président du Racing de la série, François Marens. Il s’agit d’une expérience autogestionnaire dans le club des Corinthians, à São Paulo, qui s’est opposée à la dictature militaire du Brésil entre 1981 et 1985.
Suite à l’élection d’un nouveau président, le club a instauré une démocratie directe et participative à laquelle étaient associés tous les salariés du club, des joueurs aux jardiniers en passant par le staff technique.
Tout fait l’objet d’un vote, y compris les décisions les plus stratégiques comme le choix de l’entraîneur ou des recrues. Médiatisé par la présence au sein du club de Sócrates, par ailleurs capitaine de la Seleção, ainsi que par ses victoires du championnat paulista en 1982 et 1983, le mouvement portait la revendication démocratique jusque sur son maillot.
Il arborait à l’arrière le mot « democracia », remplacé à l’occasion des premières élections libres du 15 novembre 1982 par l’incitation « Dia 15 Vote » (« le 15 novembre, allez voter »). La coopérative peut être de la sorte conçue comme un antidote à la dérive autoritaire de nos régimes, ce que montre le Racing quand il prend position contre l’autorisation du port d’armes.
Une deuxième source renvoie aux transformations coopératives de clubs de foot. Si les sociétés coopératives d’intérêt collectif (Scic) s’avèrent plus adaptées pour le monde amateur, aux côtés des associations et des structures commerciales, elles peuvent également être mobilisées dans le monde professionnel, comme le prouve l’exemple du Sporting Club de Bastia.
Confronté en 2017 à une relégation en Nationale 3 et à des problèmes financiers, le club s’est transformé pour se reconstruire en mobilisant les fondateurs, les acteurs économiques, les supporters, les salariés ou anciens salariés et les collectivités locales.
S’inspirant du club des Corinthians de São Paulo ou du Sporting Club de Bastia, le Racing de la série va refonder une communauté politique et régénérer la solidarité
Interdisant toute spéculation financière sur les droits TV ou la vente de joueurs, ce foot populaire est ancré sur son territoire, où le club mène une démarche active de responsabilité sociale (inclusion et éducation) et environnementale (réduction des déchets, maîtrise des énergies, transports, alimentation responsable).
C’est aussi le projet du Racing qui mobilise les supporters pour résoudre la crise financière qu’il traverse. Non seulement il refonde une communauté politique, mais en plus il régénère la solidarité en organisant des visites scolaires ou en reversant ses bénéfices à des œuvres caritatives.
Enfin, une troisième inspiration, quoiqu’absente dans la série, est à chercher du côté de l’autogestion.
« L’expérience de Lip est fondatrice. Elle nous montre deux choses : d’une part, il n’y a pas besoin d’une avant-garde et, d’autre part, il est possible de résister à un mouvement qui paraît inéluctable quand il y a une volonté et une démocratie », relève Eric Benzekri.
En 1973, face à une menace de licenciement massif, les ouvriers en grève de l’entreprise horlogère Lip, à Besançon, ont décidé d’occuper l’usine et de mener une expérience autogestionnaire fortement médiatisée autour du mot d’ordre : « C’est possible : on fabrique, on vend, on se paie ».
Qu’attend la gauche ?
A travers cette fiction, Eric Benzekri propose surtout un nouvel imaginaire pour une gauche qui s’est trop longtemps confondue avec le jacobinisme français. « La coopérative n’est pas “ le ” moyen d’empêcher une guerre civile », mais elle fait partie « des initiatives et des organisations qui permettent de dépolariser, de dépassionner, d’apaiser la société à travers la recherche de solutions communes », juge-t-il.
Rappelant le texte de Jean Jaurès de 1905 faisant l’éloge de la cave coopérative de Maraussan en pleine crise viticole, le créateur de la série regrette que « les coopératives aient été banalement effacées des mémoires militantes (…), considérées comme une coquetterie, un supplément d’âme (…), que la gauche ait pris les coopératives comme une sorte d’invention à la “ professeur Tournesol” ».
Comme l’explique le président du Racing, François Marens : « Ce n’est pas qu’un mode de gouvernance, c’est une identité, une façon de voir dans le monde ce qui nous rassemble plutôt que ce qui nous divise, ce qui nous unit plutôt que ce qui nous oppose. »
C’est bien un projet démocratique que porte La fièvre, le club de football n’étant qu’un exemple à petite échelle parmi tant d’autres, reconnaît Eric Benzekri :
« A partir du moment où il y a un lieu commun, je pense qu’il doit y avoir la démocratie. C’est vrai en politique, dans l’économie, à l’école ou dans nos associations. (…) La IIIe République a produit des anticorps républicains en instituant de grandes lois. Il faut un nouveau train de démocratisation de la société. Il faut que les individus participent à la construction collective. »
S’affirme ainsi un projet autogestionnaire.
C’est sans doute la principale leçon de La fièvre : le retour au politique, à la délibération, au collectif, dans les idées comme dans les pratiques
Alors, qu’attend la gauche pour remettre l’ouvrage sur le métier ? « La politique pense qu’elle ne peut plus rien pour l’économie, qu’elle ne peut pas agir dessus, la réguler. Dans ces conditions, ça devient compliqué de penser des alternatives », rappelle de son côté Jérôme Saddier, président d’ESS France. C’est sans doute, là, la principale leçon de La fièvre : le retour au politique, à la délibération, au collectif, dans les idées comme dans les pratiques.
Une nouvelle étoile polaire pour une gauche qui doit retrouver ses fondamentaux et surtout renouer avec le peuple. Le programme du Nouveau Front populaire a assurément ouvert un tel horizon à travers plusieurs mesures en faveur de l’économie sociale et solidaire (ESS), mais il ne la reconnaît pas encore à sa juste valeur, comme en témoigne la place des coopératives, évoquées uniquement dans le cas des reprises des entreprises par leurs salariés.
Dans son dernier ouvrage sur la coopération, Eloi Laurent a écrit un paragraphe qui pourrait servir de synopsis à la série :
« La coopération est (…) un antidote au poison de la polarisation sociale, nourrie de contrevérité. Parce qu’elle est une recherche libre de connaissance partagée qui prend du temps, elle est à même de restaurer la confiance perdue, laquelle peut en retour démultiplier sa force cohésive dans toutes ses dimensions. Parce qu’elle repose sur la connaissance commune, la coopération est le plus sûr chemin vers la paix, à la fois civile, entre humains, et écologique, avec la biosphère. »
Loin d’être une prophétie de malheur, La fièvre rallume l’espoir de réconcilier la société.
Comme nous l’avons vu le 7 juillet, le sursaut a eu lieu. Si le Nouveau Front populaire vient au pouvoir, les pièges seront encore nombreux. Il devra s’appuyer sur la société civile, sans la mobilisation de laquelle il ne l’aurait pas emporté. Alors que le Nouveau Front populaire ne dispose pas de majorité absolue à l’Assemblée nationale et restera sous la menace d’une motion de censure et de la dissolution dans un an, il devra trouver des solutions de compromis.
Or dans ces conditions, le débat entre « plus d’Etat » et « plus de marché » risque de conduire à des situations de blocage. Il devient impératif d’emprunter une troisième voie, celle défrichée par l’ESS qui s’appuie sur la mobilisation citoyenne, répare les fractures territoriales, répond aux besoins sociaux et prend en charge la transition écologique, tout en impulsant un changement durable de modèle économique et social.
Benoît Hamon, le nouveau président d’ESS France, appelle ainsi à « une coopération inédite avec la société civile » pour gouverner autrement en compensant l’absence de majorité politique par le soutien d’une majorité sociale. La coopérative politique proposée par François Ruffin pour rassembler les partis de gauche et la société civile dans un mouvement commun ouvre à l’évidence une telle perspective.
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