L’année où les fictions se sont emparées des sujets de sociétés
Ce téléfilm de TF1 est loin d’être un cas unique. Quelques jours plutôt, France 2 diffusait L’Enfant de personne, une fiction coup de poing inspirée du témoignage de Lyes Louffok, qui narre l’enfer et les maltraitances vécus par les enfants placés en foyer ou en famille d’accueil. Une réalité sur laquelle 3 millions de personnes encore ont ouvert les yeux ce soir-là. “Je ne veux pas que vous soyez triste en regardant L’enfant de personne, mais que vous soyez en colère. Demandez à vos élus départementaux de vous rendre des comptes”, incitait dans la foulée celui qui travaille désormais comme éducateur social.
Parmi d’autres exemples réussis, on peut aussi citer sur Arte la mini-série puissante H24 inspirée de faits réels et qui dénonce avec des épisodes de 4 minutes les violences faites aux femmes au quotidien (de la remarque sexiste au viol) ou Doutes, un huis clos intense aux airs de pièce de théâtre où le personnage joué par Muriel Robin découvre que son mari est accusé d’agression sexuelle.
“La force de la fiction”
“La fiction, c’est loin de n’être que du divertissement. Ces deux exemples reposent sur un engagement clair d’Arte de travailler sur ces thématiques qui sont centrales dans la vie du pays, explique au HuffPost le directeur éditorial de la chaîne franco-allemande, Boris Razon. Mais ce qui est essentiel pour nous, ce n’est pas juste d’aborder le sujet -ce que les journaux font bien- mais de donner des représentations, de nourrir les imaginaires”. Avec l’idée que la fiction permette aux spectateurs de s’approprier leur histoire et d’y associer des situations qu’ils ont vécues.
Anne Holmes, directrice de la fiction chez France Télévision, s’interroge: “Est-ce qu’on regarderait ces histoires si elles passaient dans un sujet de JT?” Plutôt que de raconter des “faits réels”, celle qui produit 200 fictions par an préfère raconter “des faits perçus”. “Je pense que c’est plus facile de parler de la société à travers une intrigue, des personnages, de bons comédiens plutôt que sur un plateau de débat… Même si l’un n’exclut pas l’autre”. La diffusion de L’Enfant de personne avait ainsi été suivie d’un débat en présence, notamment, de la secrétaire d’État chargée de l’éducation prioritaire Nathalie Élimas.
Est-ce qu’on regarderait ces histoires si elles passaient dans un sujet de JT?”Anne Holmes, directrice de la fiction de France Télévision
Un point de vue que partage la ministre chargée de l’Égalité entre les femmes et les hommes. Après la diffusion du téléfilm Il est elle de TF1 sur une adolescente trans, Élisabeth Moreno se disait convaincue de “la force de la fiction”. “À travers un téléfilm, vous avez des possibilités de dialogue et de débat infinies pour les téléspectateurs. Cela délie les langues et facilite les conversations entre les générations. Il y a des sujets complexes dont j’ai pu parler avec ma fille grâce à un film ou une série”, déclarait-elle au site Puremédias.
“L’impact social” au-dessus des audiences?
Ouvrir un dialogue, déclencher une discussion le soir même sur les réseaux sociaux ou le lendemain à la machine à café, c’est le parti pris de ces chaînes avec ces programmes. D’autant plus lorsqu’elles sont portées par une mission de service public. “Un diffuseur de service public doit avoir un rôle dans la société, poursuit Boris Razon pour Arte. Ça a été longtemps et ça reste un rôle d’éveilleur de conscience. Et parfois aussi de frapper fort pour inciter à l’action, au changement.”
Avec l’enjeu évidemment d’embarquer devant des sujets parfois lourds et difficiles un maximum de téléspectateurs devant son écran, en direct ou en replay. “Je vous mentirai en vous disant que l’audience n’est pas importante. Si je fais une fiction qui n’intéresse personne, j’ai raté ma fiction, quand bien même elle est bonne”, concède Anne Holmes. “Mais dans ces moments-là, on se dit que même si cela ne plaît pas aux téléspectateurs, il y aura un impact et c’est le plus important”, veut-elle croire.
L’important c’est que ces fictions arrivent au moment où c’est possible de les entendre »Boris Razon, directeur éditorial d’Arte
L’ex numéro 2 du tennis français Isabelle Demongeot soulignait elle “le courage” de TF1 de raconter son histoire, alors que nombreux sont ceux qui n’avaient pas voulu entendre sa parole ni celles d’une vingtaine de victimes qui l’ont rejointe dans son combat pour faire condamner son agresseur. “À l’époque du jugement [en 2014], les chaînes n’étaient pas prêtes… Ce téléfilm, c’est pour moi une reconnaissance que je n’ai jamais eue depuis 42 ans”, confiait-elle au HuffPost.
Est-ce que les fictions jouent un rôle de précurseur pour visibiliser des sujets ou est-ce qu’elles suivent plutôt des débats qui font l’actualité ? La vérité se situe sans doute au milieu, d’après nos interlocuteurs. Anne Holmes rappelle ainsi que France 3 a diffusé le téléfilm La Consolation inspiré du témoignage de Flavie Flament, violée par le photographe David Hamilton, avant l’explosion du mouvement #MeToo. Quand d’autres projets s’inspirent de textes de loi ou de moments d’actualité. “On travaille sur une fiction pendant deux à trois ans”, rappelle le directeur éditorial d’Arte. “Le plus important c’est que ces mises en forme coïncident avec le temps de l’actualité et qu’elles arrivent au moment où c’est possible de les entendre.”
Fogiel, Cantona au programme en 2022
Néanmoins si les fictions sociétales ont toujours existé, certains programmes ont peut-être plus particulièrement contribué à faire de ces sujets des éléments d’intrigue récurrents. Anne Holmes cite ainsi les “quatre feuilletons quotidiens” qui se sont emparés “de choses qui étaient presque taboues jusque là”. Plus belle la vie, qui ne s’interdit aucun sujet ou presque depuis 2004 sur France 3 est sans doute le meilleur exemple, depuis suivi par Demain nous appartient sur TF1, Un si grand soleil sur France 2 et le plus récent Ici tout commence sur TF1. À tel point que désormais les chaînes y consacrent des “unitaires” en prime time comme c’est le cas de Service volé ou L’enfant de personne, mais que ces sujets de société infusent aussi dans d’autres styles de fictions à l’image des sempiternelles séries policières.
“L’impact social qu’on peut avoir, la manière dont on peut entraîner des gens dans notre sillage et les amener non seulement à réfléchir, mais aussi à agir, c’est essentiel pour nous”, affirme Boris Razon lorsqu’on l’interroge sur les axes que prendra la fiction sur Arte en 2022. Chez France Télévision, si tout est une question d’équilibre pour “parler de la société sans plomber le monde qui nous regarde”, la case du mercredi fera de la place au téléfilm Après le silence qui aborde le viol conjugal et à L’appel de la cigogne inspiré du parcours de GPA de Marc-Olivier Fogiel. Tandis que TF1 tourne avec Éric Cantona une adaptation du livre Un colosse aux pieds d’argile du rugbyman Sébastien Boueilh, violé pendant son enfance.
“Il faut qu’on communique sur ce sujet sans avoir peur de déranger ou de faire peur”, concluait Isabelle Demongeot, “je suis persuadée que plus on va en parler, plus cela deviendra normal”. Preuve que la fiction a aussi beaucoup à apporter à notre réalité.
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