Laurent Berger : « Cette réforme est un naufrage »

Après son adoption par le Sénat, dans la nuit du samedi 11 au dimanche 12 mars, la réforme des retraites entre dans la dernière ligne droite de son parcours législatif. Le 15 mars, alors qu’une nouvelle journée de mobilisation aura lieu, une commission mixte paritaire devrait parvenir à un texte unique, à voter dans les deux chambres.
La question se posera alors d’une adoption par un vote à l’Assemblée nationale ou par le recours, par le gouvernement, à l’article 49.3 de la Constitution, qui permet l’adoption sans vote à l’Assemblée nationale.
« Cela poserait un problème démocratique », avertit Laurent Berger, secrétaire général de la CFDT. L’intersyndicale a d’ores et déjà interpellé le gouvernement pour qu’il lance « dans les plus brefs délais » une « consultation citoyenne » sur le seul article 7 qui concerne le passage de 62 à 64 ans.
Malgré des mobilisations de plus en plus importantes contre la réforme des retraites, le président de la République a opposé une fin de non-recevoir à la demande des organisations syndicales d’être reçues à l’Elysée. La Première ministre vous renvoie chez le ministre du Travail. Quelle analyse faites-vous de cette attitude ?
Laurent Berger : Je pense que ce conflit à propos de la réforme des retraites oppose deux attitudes : d’un côté les organisations syndicales qui sont en phase avec le monde du travail tel qu’il est, capables de percevoir ce qui le traverse, sa diversité, ses préoccupations, en capacité de porter ses contestations, et, de l’autre côté, un sentiment de déconnection croissante. Nous avons connu, le 31 janvier et le 7 mars, les mobilisations les plus fortes depuis les années 1990. Ce n’est pas nous qui le disons, mais la police [il montre un tableau de statistiques en souriant].
Au-delà du nombre de manifestants, j’invite à considérer la diversité de ceux qui sont descendus dans les rues. Je reviens de Saint-Nazaire : à la CPAM de Loire-Atlantique, 50 % des gens sont venus manifester ! A Paris, le cortège du syndicat CFDT du nettoyage était juste incroyable ! A Groix, 400 personnes rassemblées !
La variété de métiers et la géographie, la profondeur des manifestations, doivent interpeller le gouvernement et les parlementaires qui ne peuvent pas rester sourds et aveugles. C’est pour cela que nous avons écrit cette lettre au président de la République, et sa réponse est une sorte de bras d’honneur à tous ceux qui se sont mobilisés.
Juste avant la dernière ligne droite parlementaire, comment envisagez vous la suite ?
L. B. : Tant que la partie n’est pas finie, difficile de prévoir le score ! Nous avons deux cas de figure devant nous : soit le gouvernement prend sa part de risques et finit par trouver une majorité lors d’un vote solennel à l’Assemblée. Il y aura donc eu un vote du Parlement. Cela ne voudra pas dire que tout est fini, mais il faudra trouver d’autres voies pour poursuivre la contestation d’une réforme qui reste une régression sociale et qui, en plus, est pleine de défauts de fabrication.
Soit le gouvernement utilise le 49.3, donc un passage sans vote, et la réforme sera entachée d’un vice démocratique. L’intersyndicale propose une voie de sortie : que le gouvernement lance très vite une consultation citoyenne sur l’article 7. S’il n’aime pas la démocratie sociale, qu’il écoute au moins les citoyens.
Avec le 49.3, la réforme serait entachée d’un vice démocratique. L’intersyndicale propose une voie de sortie : que le gouvernement lance très vite une consultation citoyenne sur l’article 7
Ce mouvement n’a rien à voir avec les précédents. Il est très divers. Ce n’est pas une grève par procuration, c’est un mouvement social dans lequel la dignité du monde du travail s’exprime. Les gens relèvent la tête et exigent d’être reconnus.
Et parmi ces derniers, il y a une frange non négligeable de travailleurs qu’on a qualifiés d’essentiels ou de deuxième ligne. L’autre particularité de ce mouvement est qu’il survient après la pandémie du Covid. C’est ce qui a fait tomber les arguments du gouvernement, lorsqu’il a voulu soutenir que sa réforme était de justice sociale.
Nous avons fait la démonstration que ces travailleurs seraient le plus touchés. Puis, nous avons fait tomber – vous y avez participé – le prétexte de l’équilibre du régime de retraites. Enfin est venu le temps d’un nouvel argument: « il faut que les Français acceptent de venir travailler plus longtemps ».
Imaginez ce que ça fait pour une personne qui a été présente au poste pendant le confinement ! Les salariés du nettoyage, de la distribution, qui allaient au travail sans savoir ce qu’ils allaient attraper, s’ils n’allaient pas en mourir – et c’est arrivé pour certains. Ce n’est pas la France de la paresse qui manifeste, c’est la France du travail, celle qui fait tourner l’économie en permanence, dans le privé et dans le public.
Politiquement, qui pourrait ramasser la mise en cas d’échec d’un tel mouvement ?
L. B. : D’abord, un mouvement aussi divers géographiquement, qui s’étend jusqu’aux villes de sous-préfectures ne peut exister sans qu’il touche la diversité des opinons politiques, y compris des électeurs macronistes d’ailleurs.
Ensuite, le Rassemblement national, qui se fiche bien des retraites comme du social en général, est bien planqué en embuscade. Quant à certains insoumis, le spectacle qu’ils ont donné est indigne. Pour l’immense majorité des gens, on doit se comporter normalement et se respecter un minimum, surtout lorsqu’on est un élu.
Enfin, une telle loi qui passerait de cette manière ferait naître chez les gens un profond ressentiment. Si nous ne sommes pas capables de leur redonner une perspective positive, le risque de voir le RN accéder au pouvoir est réel. C’est la responsabilité du gouvernement aujourd’hui. On ne peut pas ignorer un tel mouvement du monde du travail.
Emmanuel Macron préparerait déjà la suite, c’est-à-dire une future loi travail. Comment la CFDT l’aborderait-elle à la suite d’un tel affrontement avec le gouvernement ?
L. B. : Pas dans les mêmes conditions. Il n’est pas possible d’adopter la loi sur les retraites le 17 mars et, dans la foulée, de commencer une concertation le 20 mars sur l’assurance chômage et les dossiers du travail. Il y a un problème de loyauté des acteurs du côté du gouvernement. Dans la façon de conduire cette réforme des retraites, il y a une forme de naufrage.
Sur le processus législatif, on n’a jamais utilisé autant les possibilités de la Constitution. Pareil sur le dialogue entre le pouvoir et les organisations syndicales. Lors de la réforme de 2010, que l’ont ait été d’accord ou pas, les dirigeants de l’époque de n’importe quelle organisation pouvait rencontrer le conseiller social de Sarkozy, ou l’avoir au téléphone !
L’approche est trop technocratique autour du Président, ces gens se fichent des conséquences pour les travailleurs pourvu que leur loi passe
C’est un naufrage dans la construction. Qand on songe que la réforme s’appliquerait à des gens qui avaient déjà prévu de partir en retraite… Cela les met dans une situation de no man’s land incroyable. Ou encore sur les 1 200 euros minimum de pension, dont par deux fois on a dit au gouvernement que ça ne marchait pas !
Peine perdue : l’approche est trop technocratique autour du président de la République, ces gens se fichent des conséquences pour les travailleurs pourvu que leur loi passe. La réforme, qui aurait dû être un objet social, avec ce que cela demande de patience, de pragmatisme et de précision, a été conçue dès le départ comme un objet politique et elle s’achève donc sur un compromis politique, mais sans aucun consensus dans la société, comme chacun peut le constater.
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