Le dérèglement climatique menace les forêts, et la vie des bûcherons
« A cause de la sécheresse des arbres, c’est encore plus dangereux. » Pierre Kauffmann, un bûcheron alsacien, est encore marqué par l’accident qui a grièvement blessé son collègue en septembre 2023.
« Il a pris une cime sur la tête. Moi, je ne le sentais pas : il y avait trop de sapins secs dans ce coin. Lui, il a coupé et la cime s’est détachée. Depuis, il est à l’hôpital. »
Un peu plus au sud, les forêts du massif du Jura dépérissent elles aussi. Un insecte, le scolyte, pullule avec la hausse des températures et s’attaque aux épicéas. Dans une parcelle ravagée près de Chapelle-des-Bois (Doubs), Cédric fait démarrer sa tronçonneuse. « Les secs, ce sont les pires ! Ils n’ont pas de poids, ils partent comme ils veulent. »
Casque de protection sur la tête et visière rabattue, il découpe la « charnière » dans le tronc pour indiquer la direction d’abattage. En vain. Dans un long craquement, l’épicéa vacille et tombe aléatoirement de ses douze mètres de haut, arrachant quelques branches au passage.
Le dérèglement climatique menace les forêts. Entre 2017 et 2023, la surface dépérissante est passée de 300 000 à un million d’hectares en France métropolitaine. Les arbres sont victimes d’insectes ravageurs, de maladies ou encore du manque d’eau. Les forêts du quart Nord-Est sont les plus touchées.
Les statistiques ne parlent pas (encore)
2019 a été une « année noire » pour Patrick Bangert, bûcheron alsacien à la retraite et représentant syndical à la CFDT. De 2019, il garde une feuille blanche où se succèdent des lignes de noms, de dates et d’âges : les bûcherons morts au travail cette année-là. Au même moment, la sécheresse frappait la région Grand-Est, « au point que la Caisse [d’assurance-accidents agricoles, la CAAA], m’avait mandaté pour mettre des affiches en forêt pour alerter sur les chutes de branches ». La profession est l’une des plus touchées par les accidents graves.
« Ramené au nombre d’heures de travail, on est la troisième avec le plus de morts. L’espérance de vie d’un bûcheron, c’est soixante-deux ans et demi », reprend cet ancien salarié de l’Office national des forêts (ONF).
La Mutualité sociale agricole (MSA), caisse de rattachement de la plupart des bûcherons (hormis ceux d’Alsace-Moselle qui dépendent de la CAAA), suit donc de près le comptage des accidents graves et mortels. Une conseillère nationale en prévention des risques y est même dédiée : Agnès Ratgras. Selon elle, on ne peut pas mettre en évidence une corrélation statistique avec le réchauffement climatique :
« A l’échelle d’une filière et d’un pays, en deux ou trois ans, on ne peut pas voir de renversement. Et sur les vingt dernières années, l’accidentologie baisse clairement. »
Mais la situation préoccupe. Au point qu’en 2021, le ministère de l’Agriculture a commandé une étude chiffrée pour « apprécier l’impact de la fragilisation des arbres sur l’évolution de l’accidentologie, en particulier sur le bûcheronnage manuel ». Après une longue diminution, l’indice de fréquence des accidents et leur taux de gravité ont brusquement réaugmenté en 2019.
Après une longue diminution, l’indice de fréquence des accidents et leur taux de gravité ont brusquement réaugmenté en 2019
Gare cependant aux conclusions hâtives. « Les données disponibles ne permettent pas d’expliquer la cause de l’accidentologie, ni le lien avec le dépérissement de manière certaine », indique David Peuch, auteur de l’étude. Le mode de comptabilisation, déclaratif, et le secret statistique qui entoure certaines données exigent de faire preuve de nuance. « Malgré tout, les retours des professionnels indiquent que les chutes de branches sont de plus en plus fréquentes », reprend-il en citant une autre étude menée à partir d’entretiens.
Prévenir les risques
Sur le terrain, la profession s’alarme et tente de s’adapter. La prise de conscience ne date pas d’hier. Cela fait « une dizaine d’années » que Fabrice Kolb, formateur à l’école des bûcherons de l’ONF à Saverne, enseigne des techniques pour réduire les risques sur les arbres dépérissants. La première consiste à remplacer les « coins » – outils triangulaires qu’on insère dans l’entaille du tronc pour le fendre – en plastique par des coins mécaniques.
L’actionnement de ces derniers par cliquet, là où les coins en plastique sont frappés à la hache, permet d’éviter que le bois ne casse à cause des vibrations. Seconde méthode pour prévenir le danger : l’emprunt des « chemins de repli », en dehors de la zone où les branches ont une forte probabilité d’atterrir quand l’arbre tombe.
Ces pratiques apprises en centre de formation sont régulièrement rappelées par les campagnes de la MSA. Mais elles ne suffisent pas à compenser l’imprévisibilité des arbres secs qui peuvent casser, perdre leur cime, arracher des branches, ou carrément exploser.
« A chaque abattage, il y a de nouveaux facteurs de risque », explique Didier Zerr, un bûcheron alsacien. Même après évaluation et analyse de l’environnement, des branches tombent qu’on n’avait pas vues. »
Des indépendants isolés et vulnérables
Il revient aux bûcherons et à eux seuls d’évaluer si l’abattage les met en danger. Ceux qui exercent sous le statut de salarié peuvent faire valoir leur droit de retrait.
« Très peu le font, note Patrick Bangert. Un collègue est décédé pour un arbre qui ne valait pas 20 euros. On est assez disciplinés : on nous dit de couper, on coupe. Et les forestiers, qui marquent les troncs à abattre, n’analysent pas les risques pour nous. »
Les entrepreneurs de travaux forestiers, prestataires de services pour le compte de propriétaires, de coopératives, de scieries ou de communes n’ont même pas ce recours. Les fins de mois difficiles peuvent les pousser à tronçonner coûte que coûte. Avant d’être employé d’une commune forestière, Didier Zerr a longtemps été indépendant :
« En tant que salarié, si on a un accident, on attend pour reprendre le boulot. Mais au rendement, j’ai déjà vu des collègues retourner en forêt le plâtre au pied. On burine comme des sauvages. On en veut toujours plus et c’est complètement pourri. »
Ces bûcherons sont d’autant plus vulnérables qu’ils sont isolés. En cas d’accident, Kévin Leclerc, entrepreneur de travaux forestiers dans les Vosges, ne peut compter que sur son dispositif d’alarme pour travailleur isolé (Dati). « Ce boîtier détecte si on ne fait plus de mouvement et permet aux pompiers de nous géolocaliser. » Or, en forêt, les secours mettent en moyenne vingt-trois minutes à arriver – et beaucoup plus dans les zones difficiles d’accès. Aussi, à l’ONF, l’abattage se fait toujours par équipe de quatre : l’un peut rester avec le blessé tandis que les deux autres vont chercher de l’aide.
« Pour un équipement de sécurité complet en classe trois [la meilleure qualité, NDLR], il faut compter entre 1 000 et 1 500 euros » – Kévin Leclerc
Les indépendants doivent aussi payer leur équipement de sécurité de leur poche, là où casque avec visière et protection auditive, pantalon anticoupure, gants et chaussures de sécurité sont fournis par les employeurs aux salariés. « Pour un équipement complet en classe trois [la meilleure qualité, NDLR], il faut compter entre 1 000 et 1 500 euros », indique Kévin Leclerc.
Ce prix décourageant se surajoute aux habitudes professionnelles des bûcherons peu ou pas formés. Aldric de Saint-Palais, représentant des entrepreneurs de travaux forestiers à la Fédération nationale des entrepreneurs de territoires, remarque :
« La génération formée depuis quinze-vingts ans porte quasi systématiquement son équipement, notamment le casque. C’est entré dans les mœurs. Mais on voit encore des bûcherons de la génération d’avant se balader sans équipement de sécurité. »
Quel futur pour le travail en forêt ?
Et un casque ne fait pas de miracle face à un tronc ou une grosse branche. Sur un site Internet, Aldric de Saint-Palais a repéré un équipement de pointe conçu spécifiquement pour l’abattage des arbres morts. Une plaque en tôle recouvre le haut du corps : « Ça a l’air très efficace. Si on prend la branche, on a mal au dos mais on garde sa colonne vertébrale. Après, c’est encombrant, lourd, et cher. » Pour lui, la mécanisation est la meilleure manière de répondre aux risques induits par le réchauffement climatique.
« Je vois les chiffres sur les accidents, d’un côté, et de l’autre… quatre lignes dans la rubrique des faits divers » – Patrick Bangert
Pour Patrick Bangert, cela ne suffit pas : les abatteuses mécaniques ne peuvent pas accéder aux terrains pentus, qui sont aussi les zones les plus dangereuses pour les bûcherons. Alors il tente d’alerter les pouvoirs publics sur la situation. En février 2024, Hubert Ott l’a reçu avec d’autres délégués syndicaux du secteur forestier. Le député du Haut-Rhin (MoDem) est en pleine préparation d’une proposition de loi transpartisane sur les forêts. Les dépérissements sont dans le viseur.
« On a évoqué les choix en sylviculture pour la forêt de demain, le manque de moyens, et l’impact du changement climatique sur la filière bois, détaille Hubert Ott. Mais pas spécialement les conditions de travail en forêt. » Patrick Bangert est en effet sorti mitigé de cette rencontre : « [Hubert Ott] a été à l’écoute. Ce qu’il propose, c’est bien au niveau de l’écologie. Mais le social est complètement mis de côté. Et c’est terrible. » Abattu, il souffle : « Je vois les chiffres sur les accidents, d’un côté, et de l’autre… quatre lignes dans la rubrique des faits divers. »
Bérénice Soucail est coautrice avec Joséphine Bottiglione, Solène Cazenave, Clémentine Michel, Alexandre Plumet et Zoé Samin du livre-enquête La forêt en ébullition : récits d’une course contre la montre face à la crise climatique, sous la direction d’Anne Tézenas du Montcel (IPJ Dauphine, 94 pages, 14,90 euros).
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