Le mécontentement gronde face au tourisme en Espagne
Il semble que le modèle touristique espagnol ne rencontre aucune limite. Les chiffres de croissance de ce secteur en Espagne au cours des six premiers mois de 2024 battent des records et les prévisions d’évolution sont en hausse. Mais en même temps, les externalités négatives qu’il provoque en soulignent les limites.
Elles se manifestent par les distorsions générées sur le marché du logement, l’expulsion de la population des zones des villes les plus touchées par les activités touristiques et l’encombrement des équipements publics et des moyens de transport. Ces signes de saturation sont de plus en plus perceptibles.
Les chiffres disponibles démontrent pourtant à première vue le succès de cette industrie. Au premier semestre, l’Espagne a accueilli 42,5 millions de touristes, soit 13,3 % de plus que l’année précédente, selon l’Institut national de la statistique (INE). CaixaBank Research prévoit 90 millions de visiteurs en 2024.
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Le rapport de l’Observatoire de la Confédération espagnole de l’hôtellerie et de l’hébergement touristique estime que la saison estivale 2024 est marquée par des perspectives positives grâce à une augmentation substantielle du tourisme international, dans un contexte de demande très élevée, et l’amélioration du revenu moyen par chambre disponible. Exceltur, une association qui regroupe les grandes entreprises du secteur, table sur un produit intérieur brut du tourisme espagnol de plus de 202 milliards d’euros en 2024, soit 8,6 % de plus qu’en 2023.
Ce scénario signifie que la part du tourisme dans l’économie passerait cette année de 12,8 % à 13,3 % du PIB. Au premier trimestre de l’année, l’augmentation du PIB de l’économie espagnole a été plus élevée que prévu pour la Banque d’Espagne, qui a justifié cette croissance par le grand dynamisme des exportations de services touristiques, qui ont crû de 19 %.
Signes d’épuisement
Cependant, parallèlement à l’essor économique indéniable du tourisme, de sérieux signes d’épuisement du modèle apparaissent en raison de sa non-durabilité et du malaise d’une grande partie de la population dans certaines régions et villes. La question a été abordée en profondeur par Alternativas Económicas dans son édition de juillet-août, avec un dossier Les troubles en Turismolandia, préparé par Ariadna Trillas et Mariana Vilnitzky.
Les autrices soulignent que les promesses non tenues aggravent les protestations et les troubles sociaux, qui se cristallisent dans la crise du logement :
« On ne parle plus d’une poignée d’écologistes criant contre un projet urbain, de gouvernantes qui râlent ou de certains habitants de quartiers saturés. C’est un état d’esprit de plus en plus transversal. »
Et ce en dépit des efforts des administrations, des organisations internationales, telles que l’ONU, et des entités privées pour trouver un équilibre entre toutes les parties concernées. En Espagne, la prise de conscience est de plus en plus en nette : il est nécessaire que le tourisme bénéficie également aux populations des territoires qui accueillent ces visiteurs.
Dans les îles Canaries, le tourisme représente 35,5 % du PIB mais 33,8 % de la population reste exposée au risque de pauvreté, contre une moyenne espagnole de 26,5 %
Les îles Canaries ont été l’une des régions où s’est exprimé pour la première fois le mécontentement de la population face à l’équilibre inégal induit par le tourisme. Dans cet archipel, le tourisme représente en effet 35,5 % du PIB mais 33,8 % de la population reste exposée au risque de pauvreté, contre une moyenne espagnole de 26,5 %. A la mi-avril, d’importantes manifestations de protestation ont eu lieu sur les huit îles, mobilisant entre 57 000 et 130 000 personnes, selon les sources.
Les manifestants ont exigé une transformation du modèle touristique actuel qui affecte leurs conditions de vie et entraîne des coûts environnementaux élevés. Ils ont exigé un moratoire sur le tourisme qui suspendrait l’autorisation de nouveaux lits d’hôtel et d’appartements de vacances ainsi que la réglementation de l’achat de logements par des étrangers.
Des politiques locales exemplaires
Le rejet de la surpopulation touristique s’est également manifesté dans les îles Baléares, à Saint-Sébastien, à Barcelone, à Madrid et en Cantabrie. Le point le plus sensible, qui concentre les plus grandes critiques, a été l’aggravation du problème du logement, dont les prix d’achat et de location ont grimpé en flèche. En Espagne, entre 80 000 et 100 000 nouveaux logements sont construits chaque année, tandis qu’environ 300 000 nouvelles familles se forment dans le même temps.
Au cours des cinq prochaines années, le nombre de ménages augmentera de 1,6 million, à raison de 333 000 par an, selon l’INE. Or, le nombre de logements touristiques disponibles s’est élevé à 340 000 en 2023 après avoir augmenté de 9 % en un an. C’est 1,28 % du parc immobilier, selon le ministère de l’Industrie et du Tourisme. Même si cette proportion peut paraître faible, dans un marché tendu, cela provoque d’importantes distorsions.
A Séville, le maire a annoncé qu’il couperait l’eau des 5 000 appartements touristiques qui sont loués sans permis ou qui ne respectent pas la réglementation
Plusieurs municipalités ont pris des mesures contre l’utilisation des habitations à des fins touristiques. A Barcelone, par exemple, cette année, la mairie a procédé à 1 214 inspections, a émis 944 ordonnances de cessation d’activités illégales et engagé 491 procédures disciplinaires. La mairie prévoit de supprimer les licences pour plus de 10 000 appartements touristiques avant décembre 2028 et de les récupérer à des fins résidentielles.
A Séville, le maire de la ville a annoncé qu’il couperait l’eau des 5 000 appartements touristiques qui sont loués sans permis ou qui ne respectent pas la réglementation. L’Andalousie est la région qui compte le plus d’appartements touristiques d’Europe, avec 117 000 logements et 620 000 lits.
Dans la Communauté valencienne, qui recense 105 111 logements touristiques, Carlos Mazón, président de la Generalitat Valenciana (gouvernement régional), a laissé le contrôle des appartements touristiques entre les mains des mairies. Il exige une réponse unifiée du gouvernement sur tout le territoire espagnol. Les autorités doivent agir si elles veulent éviter de mourir de leur succès touristique.
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