Ce vendredi 22 avril, l’établissement affiche complet « avec trois groupes différents », m’annonce Colette, la moitié du visage cachée derrière son masque. Seule et unique tenancière, cette « madame » jouit d’une célébrité locale, notamment grâce à un fameux cocktail secret : le Macka. Ce mélange voluptueux d’alcools et de liqueurs rassemble son monde dans une ambiance euphorisante. C’est aussi la seule chose que l’on peut boire chez Colette. Pas besoin de promotion, le Macka attise déjà bien assez la curiosité des non-initiés grâce au bouche à oreille.
C’est le cas des cinq premières personnes qui se pointent à la porte à 18h50. Le pas hésitant, ils viennent d’un village voisin situé à une vingtaine de kilomètres. « On ne connaît pas le lieu. Un collègue de boulot nous a recommandé, explique Olivier en s’asseyant. Tout ce qu’on sait c’est qu’on met les pieds dans un endroit atypique où l’on ne sert que deux verres par personne. »
Pour éviter tout dérapage dans et en dehors de son bar, Colette limite le nombre de consommations. Soucieuse de l’état de ses invités, elle souhaite avant tout « qu’ils passent un agréable moment avec leurs amis d’exception », car selon elle, « on n’invite pas n’importe qui ici ».
La septuagénaire a déjà refusé de servir certains clients aux comportements trop exubérants ou ayant déjà consommé en amont : « ceux qui viennent avec un acompte en alcool, c’est non-négociable », tranche-t-elle accoudée à son bar en bois. Les nouveaux arrivants savent désormais à quoi s’en tenir.
À l’occasion de la visite de leur famille parisienne et nordiste, Olivier et Marie, sa compagne, découvrent, en même temps que leurs proches, cette pièce de 30m2. Habillée de mobilier ancien en bois massif magnifiquement entretenu, la salle nous plonge dans une faille spatio-temporelle. Après avoir baissé la tête pour passer la petite porte d’entrée sans se manger le bas-plafond en pierre, Olivier et sa famille s’installent timidement dans une atmosphère feutrée sans musique, où les blancs placent la conversation dans un faux rythme presque gênant. Cela ne dure pas.
19h05. Colette apporte une première tournée de Macka à ses invités. Sur un plateau argenté, sont placés six verres à cocktails personnalisés à l’effigie du bar et remplis du liquide mystérieux à la couleur brune. Seul ingrédient visible à l’œil nu : le zeste de citron. La tenancière distribue les verres tout en revenant sur la genèse de l’établissement : « Le bar existe depuis 1929 et était connecté au restaurant en face de la route », situe Colette en désignant du bout du doigt le bâtiment voisin à travers une des quatre petites fenêtres de la salle.
« À l’époque, il m’arrivait parfois de m’arrêter à l’improviste. Maria m’ouvrait et me servait. Il y a toujours eu une ambiance particulière ici » – Denis
Depuis l’intérieur, on ne voit pas tellement ce qu’il se trame dehors mais on entend le second groupe du jour au niveau de l’entrée. Plus bruyant, plus à l’aise, plus nombreux, celui-ci semble savoir où il met les pieds. Cinq hommes et trois femmes saluent Colette, prennent des nouvelles des familles des uns et des autres.
Quand je leur demande à quel point ils connaissent le Macka, Denis, un petit homme, plein d’énergie, aux cheveux grisonnants, me lance fièrement : « C’est notre cantine ici ! » Si la plupart d’entre eux vit en région parisienne, cela ne les empêche pas de passer régulièrement par le bar de Colette. « Ça fait une quarantaine d’années que je viens dans ce lieu grâce à mes parents, continue Denis. J’entretenais des relations très amicales avec Gaston et Maria, les beaux-parents de Colette qui tenaient le restaurant et le bar. » Cet architecte breton, expatrié à Paris « par amour et pour le travail », connaît bien le passé glorieux de cette adresse tant courtisée.
En 1930, surfant sur le succès de son établissement parisien, un homme nommé Hippolyte Lorand ouvre une succursale dans son pays natal. Non loin des plages bretonnes, sa nouvelle adresse attire le beau monde de la capitale. Très vite, Hippolyte, qui répond désormais au nom de Paul, instaure le Macka sur sa carte, en référence à Macao, là où ses pérégrinations militaires l’avaient mené.
En 1935, un jeune chef nommé Gaston développe la dimension culinaire du lieu. Trois ans plus tard, le nouveau cuisinier épouse Maria. Ensemble, ils donnent naissance à deux enfants, Maryvonne et Gaston. Au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale, Maria rejoint l’établissement où l’on sert toujours le fameux Macka créé par Hippolyte Lorand.
Après dégustation au bar, les clients traversent la route pour apprécier la cuisine de Gaston : du fameux homard au poulet à l’estragon en passant par son ris de veau au porto. Sa cuisine d’exception et ce cocktail unique attirent des visiteurs de renom chaque été. Jacques Prévert, Eddy Mitchell, Jacques Martin ou encore l’Aga Khan et sa Bégum ont tous foulé le sol du restaurant, pour lequel il faut toujours réserver à l’avance.
« À l’époque, il m’arrivait parfois de m’arrêter à l’improviste, se souvient Denis. Maria m’ouvrait et me servait. Il y a toujours eu une ambiance particulière ici. C’est pour cela qu’à chaque fois que je suis dans le coin, c’est inconcevable de ne pas y revenir ! »
Si le restaurant ferme en 1991, le bar continue de voir des Macka défiler sur son comptoir jusqu’en 1996, à la mort de Maria. En 1999, Gaston, fils de Gaston et Maria, rouvre le bar, accompagné de sa femme : Colette. Depuis les disparitions de Gaston, père, en 2003, et de Gaston, fils, en 2010, Colette assure seule, d’une main de fer dans un gant de velours, en ouvrant son bar aux habitués pour perpétuer la tradition du Macka.
La voilà qui demande au groupe de Denis combien de Macka ils souhaitent commander. Assis sur la table au centre de la salle, ils répondent en cœur : « Autant de verres que de personnes s’il vous plaît ! » Et ça part, Colette disparaît dans sa cuisine, où elle prépare sa mixture à la recette secrète.
Même si Denis et ses amis ont l’habitude du cocktail, rien n’y fait, ils se retrouvent systématiquement à se mélanger avec les autres tables dans une ivresse générale. Tandis que Colette revient vers ses habitués avec huit verres tout tremblants sur son beau plateau, Bruno, un des potes de Denis, décrit son effet Macka. « J’en bois deux et je suis de bonne humeur. Ici, on vient même baptiser nos enfants. Dès leurs 18 ans, ils goûtent leurs premiers Macka », détaille-t-il fièrement.
Alors que ce grand monsieur au crâne rasé enchaîne ses anecdotes sur sa relation au Macka d’une voix imposante, Denis me glisse une information subtile : « À chaque soirée ici, le volume sonore évolue proportionnellement au nombre de verres ingurgités ! » Le constat se vérifie quasi-instantanément sur la première table d’à côté. Olivier et sa famille en arrivent à bout de leurs premiers verres. Cela se ressent dans la conversation. Là où elle n’osait à peine prononcer un mot plus fort que l’autre par peur de déranger, la petite troupe cause maintenant comme si elle était à la maison. « C’est le point de départ de notre Very Breizh Trip », s’amuse le frangin du Nord en levant son verre.
Il est alors 19h30 qu’un troisième et dernier groupe pénètre dans ce bar à l’ambiance plus que conviviale. Marie s’échappe quelques instants à l’extérieur pour fumer sa clope. Rapidement rejointe par Denis. Les deux fumeurs, qui ne se connaissaient pas il y a dix minutes, finissent par rigoler à coup de grandes accolades. Denis, l’habitué, raconte à Marie, la nouvelle venue, les belles années du Macka.
« Je me revois un peu éméché devant le bar. Maria, l’ancienne tenancière, une petite femme bretonne, dans toute sa bienveillance, me prenait par la main pour m’indiquer où aller pisser. Alors qu’en même temps, ce restaurant accueillait la haute bourgeoisie parisienne. Des familles venues en Bugatti et en Hispano Suiza se garaient dans cette rue pour manger ici », décrit Denis. Marie tombe sous le charme d’un tel lieu.
Toujours la clope au bec, Denis tente de percer le secret d’une telle longévité. « Cet endroit ne mérite que des bons amis. Le Macka a su rester confidentiel en partie grâce à ça. On s’est vu terminer des soirées avec les clients d’autres tables. On filait tous ensemble dans un même resto », se souvient l’architecte d’origine bretonne.
En retournant à l’intérieur, la chaleur humaine et le volume sonore sont montés d’un échelon. On a clairement l’impression d’arriver chez quelqu’un. À la table de Denis, on divague : « Le Macka, c’est comme rouler en moto. T’es content, tu rigoles mais tu ne sais même pas pourquoi ! » Il est 20h passé et ils entonnent un “Joyeux Anniversaire Vava”. Ne sachant pas vraiment s’il s’agit d’une blague ou du véritable anniversaire de ladite Valérie, le reste de la clientèle participe aussi à la fête.
Tout le bar chante en cœur. Colette, elle, s’efface et se réfugie dans son jardin secret préparer la deuxième tournée. Le Macka euphorise. Il fait soudainement plus chaud dans la petite salle. Les trois tables ne font plus qu’une. Alors qu’elle dépose les verres sur la table, Colette revient avec la question qui fâche : « Qui est-ce qui conduit ? »
« Je préfère recevoir moins et uniquement des gens que j’apprécie. J’ai la chance d’aimer ce que je fais. Cela doit rester un plaisir » – Colette
Si Olivier et ses proches peuvent compter sur sa belle-sœur enceinte qui n’a pas bu une goutte d’alcool de la soirée, Denis et ses potes doivent désigner un voire deux chauffeurs qui ne s’en tiendront qu’à un seul verre. Colette insiste, repère les conducteur.ice.s désigné.e.s et opère en fonction. Tous ces détails de la soirée font de cet endroit un bar d’exception. « Je préfère recevoir moins et uniquement des gens que j’apprécie. J’ai la chance d’aimer ce que je fais. Cela doit rester un plaisir », confie la dernière personne à détenir la recette du Macka.
Autour d’elle, certains se sont essayés à la conception d’un cocktail similaire. Il est même servi dans des bars voisins sous le même nom. Toujours copié mais jamais égalé. « Il ne faut pas que ça se démocratise. Cela doit rester intimiste. Il faut qu’elle garde cet esprit », estime Denis.
Avant de quitter les lieux pour de bon, j’aborde la question de la transmission de la recette. Sachant qu’elle a des enfants et des petits-enfants, je demande à Colette si elle connaît l’identité du repreneur ou de la repreneuse. Impassible, elle me répond en gardant le mystère à sa manière : « Oui, c’est prévu que la recette perdure. » Avec qui ? Sous quelle forme ? Je n’en saurais rien. Et c’est sûrement mieux comme ça. Tout ce qu’elle peut m’assurer, c’est que « le Macka restera entre de bonnes mains ».
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