Le Pass culture divise le secteur culturel
Au milieu du tumulte politique de l’été est sorti discrètement le rapport de l’Inspection générale des affaires culturelles (l’Igac, les bœuf-carottes du ministère de la Culture) consacré au Pass culture. C’est la première fois que la rue de Valois se penche aussi longuement sur ce dispositif créé en 2019 par Emmanuel Macron, consistant à offrir aux jeunes des crédits à dépenser en offre culturelle.
Le constat dressé par l’Igac est en demi-teinte : d’un côté, l’Inspection note que les bénéficiaires du Pass sont de plus en plus nombreux, que depuis la généralisation du Pass en 2021 plus de 3,4 millions de jeunes en ont bénéficié et qu’« ils sont satisfaits du dispositif » ; de l’autre, elle observe que « les impacts sur les pratiques culturelles des bénéficiaires apparaissent contrastés » et que « la capacité du Pass culture à transformer les pratiques culturelles apparaît incertaine ». C’était pourtant son but…
« Nous ne sommes pas là pour imposer un modèle de bon citoyen culturel mais pour reconnaître les pratiques culturelles des jeunes », se défend le président du Pass culture, Sébastien Cavalier.
Une majorité de dépenses dans la lecture
Celui-ci divise surtout aujourd’hui le monde culturel. Le secteur du livre est assurément l’un des plus enthousiastes. Et pour cause : selon le rapport de l’Igac, le livre représente 54 % du montant dépensé avec le Pass. Le directeur général du Syndicat national de l’édition, Renaud Lefebvre, s’en félicite :
« Le Pass est un levier pour faire venir les jeunes à la lecture. C’est aussi un geste de confiance : personne n’est là pour décider ce que le jeune doit lire. Il a la liberté du choix. »
Une étude du Pass culture, en lien avec le Syndicat de la librairie française, observe une préférence des jeunes en 2024 pour le roman et la nouvelle, alors que le manga a longtemps été en tête. Bien que le dispositif soit accusé de représenter un effet d’aubaine, 21 % des bénéficiaires qui lisent aujourd’hui pour le loisir n’avaient pas cette habitude avant de bénéficier du Pass, souligne cette même étude.
Ce n’est pas le même son de cloche dans le spectacle vivant. Selon les données publiées dans le rapport de l’Igac, celui-ci représente seulement 1 % du montant dépensé avec le Pass. Vincent Roche Lecca, président du Syndicat national des scènes publiques, fulmine :
« Le Pass culture se base sur une politique de la demande et non plus de l’offre. Les jeunes vont vers ce qu’ils connaissent déjà. Ce dispositif n’aiguise pas leur curiosité, n’ouvre pas leur imaginaire. »
Derrière la question des goûts esthétiques se dessine un enjeu politique. En dehors du livre, le Pass semble en effet favoriser davantage les industries culturelles, notamment dans le cinéma ou les musiques actuelles, au détriment des structures subventionnées. Sébastien Cavalier répond que « le Pass culture est un miroir de la société. Il montre à certains acteurs leurs difficultés à conquérir de nouveaux publics. Il est plus facile de rentrer dans une librairie que d’aller à l’opéra ».
Mais depuis 2022, le montant du Pass culture comprend aussi une part collective, bien plus réduite que la part individuelle, utilisable sous la responsabilité d’un enseignant. Cette part est, elle, plus favorable au spectacle vivant.
Une enveloppe de 251 millions d’euros
Il n’empêche : la crispation est aujourd’hui d’autant plus forte que le Pass culture bénéficie d’une enveloppe colossale de l’Etat de près de 251 millions d’euros. En parallèle, le ministère de la Culture doit réduire ses autres champs d’action, subissant une baisse de 200 millions d’euros dans le cadre du plan d’économies pour le budget 2024.
« L’argent mis sur le Pass culture pourrait permettre de développer le travail de médiation, les résidences d’artistes dans nos territoires », poursuit Vincent Roche Lecca, soulignant que « le vote d’extrême droite aux dernières élections fait écho à l’abandon de nos services publics, culture comprise, sur une grande partie du pays ». Le Pass culture voit donc s’opposer deux visions de la politique culturelle.
Emmanuel Vergès, codirecteur de l’Observatoire des politiques culturelles, note ses paradoxes :
« Il est cité comme exemple dans le rapport du Conseil d’Etat sur le dernier kilomètre de l’action publique et en même temps érige une forme de libéralisme contestable, en favorisant un marché généré par la demande. Il est un accélérateur de levier des droits culturels, mais vient nous rappeler que nous ne sommes pas égaux face aux algorithmes. »
Le rapport de l’Igac préconise d’ailleurs d’« améliorer la performance des systèmes algorithmiques, en renforçant le pilotage par la donnée de l’éditorialisation ». Une gageure, selon Sébastien Cavalier : « Aujourd’hui, les algorithmes recommandent naturellement à un amateur de manga d’autres offres proches de son choix. Il nous faut développer un tout autre algorithme qui amène à la diversification de l’offre. »
Fort de ses données d’utilisateurs, le Pass culture possède une puissance qui peut légitimement inquiéter. D’autant que ce dispositif n’est pas géré par une entité du ministère de la Culture mais par une SAS, une société par actions simplifiée, détenue à 70 % par l’Etat et à 30 % par la Caisse des dépôts et consignations. « C’est une privatisation de la politique publique », dénonce Vincent Roche Lecca.
Le Pass culture « a été emblématique des dérives du recours extensif à des consultants extérieurs pour des missions de nature administrative et politique » – la Cour des comptes
Il y a un an, la Cour des comptes a livré un rapport sévère sur le lancement du Pass. « Son pilotage a été emblématique des dérives du recours extensif à des consultants extérieurs pour des missions de nature administrative et politique », écrit le rapport, en visant tout particulièrement Eric Garandeau, conseiller du Pass culture, et sa société de consulting. Le Parquet national financier vient de lancer une enquête à son encontre. Les sages de la rue Cambon appellent en outre à intégrer la SAS Pass culture dans la liste des opérateurs du ministère de la Culture. Reste à savoir, désormais, quel va être son avenir.
Rachida Dati a annoncé en juillet qu’elle envisageait de le généraliser à toutes les tranches d’âge en milieu rural. Emmanuel Macron lui souhaite pour sa part un destin européen, à l’instar d’Erasmus ou du Pass rail. A l’origine, le président s’était d’ailleurs inspiré du dispositif Bonus cultura lancé en Italie par Matteo Renzi, qui existe aussi en Espagne et en Allemagne. Mais nombre d’acteurs culturels espèrent qu’un nouveau gouvernement remette en question le Pass.
« Il faut le dissoudre ou le transformer », nous dit Vincent Roche Lecca. Au contraire, Renaud Lefebvre appelle, lui, à la « vigilance. On en a besoin à la fois pour l’économie de la filière, des éditeurs aux auteurs, et pour l’enjeu citoyen de la lecture, aujourd’hui mis à mal par les écrans ». Le monde de la culture n’a donc pas fini de s’écharper autour du Pass.
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