Il y a quelques semaines, je me trouvais dans la salle d’attente d’un centre médical à Bruxelles. Au guichet, une vieille dame hausse le ton et me fait lever la tête de mon téléphone. « J’ai rendez-vous avec la négresse. » Choquée, je regarde autour de moi. Je croise le regard gêné de la personne assise en face. Le concierge, lui-même noir, occupé à nettoyer le sol, lui répond : « La médecin africaine, madame. » « Oui, oui, la négresse, c’est ce que je dis. »

Je me suis demandé à quel point ça servait à quelque chose de reprendre les personnes âgées. Sont-elles encore capables de changer leurs habitudes après tant d’années ? Mais, ne serait-ce pas trop facile de tout laisser passer sous prétexte de vieillesse et d’oubli ? 

Je me suis rendue dans trois maisons de repos belges, des endroits qui n’échappent pas à ce genre de scénarios. Viviane*, Mireille et Rolande, toutes les trois aides-soignantes, m’ont parlé du racisme et de leur quotidien avec les seniors.

Viviane (42 ans), Jette

Dans le bureau des aides-soignantes, une femme défait ses lacets et échange ses baskets Adidas contre des Crocs blanches. Elle attrape le thermos de café et vide son contenu dans une tasse. N’en tombent que quelques gouttes, elle soupire. Elle avait bien besoin de cette petite dose de motivation. Car ce matin, Viviane doit monter au deuxième étage de la maison de repos jettoise, puis rejoindre le fond du couloir de droite. C’est dans ce couloir en linoléum gris que se trouvent les résident·es atteint·es de démence ou d’autres troubles mentaux. Viviane prend une grande respiration et se murmure : « Patience et calme, ma Viviane. » Elle entre dans l’ascenseur. Le bouton « 2 » s’illumine lorsqu’elle appuie dessus.

« Deuxième étage », annonce l’ascenseur. Les portes s’ouvrent. Dans la chambre au bout du couloir vit depuis quelques années un octogénaire quelque peu nostalgique de ses années passées au Congo-Belge. Viviane sait que ça ne va pas être une partie de plaisir. Il y a quelques semaines encore, Monsieur Peeters* lui adressait la parole en claquant des doigts : « Moi vouloir boire eau. » Et ce genre de remarques, c’est loin d’être la première fois que Viviane les entendait. On parle ici d’une génération qui a grandi dans un climat politique favorisant les opinions conservatrices.

Les plus radicaux trouvent du plaisir à se souvenir d’un temps où ils étaient tout-puissants.

Plusieurs psychologues ont observé que face à un monde en évolution constante et rapide, les seniors ont tendance à s’accrocher à ce qu’ils connaissent. Selon le professeur en psychologie Steve Taylor, plus on vieillit, plus notre structure mentale se rigidifie. Les personnes âgées sont moins capables de s’ajuster et d’absorber le changement. Cela peut créer un sentiment de dépassement et d’aliénation. Les plus radicaux trouvent du plaisir à se souvenir d’un temps où ils étaient tout-puissants. Viviane hésite un instant, puis frappe à la porte. 

« Bonjour Monsieur Peeters. Je peux entrer ? ». Viviane entre dans la pièce. Il fait sombre. Les rideaux sont fermés pour bloquer le soleil de midi. Un programme animalier passe à la télé. Viviane baisse le son qui est réglé sur le maximum. L’interaction se passe bien. Le Monsieur est aimable. Pour l’instant. De toute façon, Viviane a appris que c’était plus simple de laisser passer les remarques plutôt que d’argumenter. À quoi ça sert si demain tout sera oublié ? 

Mireille (37 ans), Liège

« Devinez ce qu’il m’a dit ! Il m’a dit qu’il ne voulait pas être lavé par une sale noire. » Elles rigolent. C’est la pause de midi des aides-soignantes d’un home liégeois. Assises autour d’une table, elles discutent. Mireille termine sa bouchée de vol-au-vent et rétorque : « Une dame du 3e m’a dit qu’elle n’avait jamais vu quelqu’un d’aussi noire… alors que je suis métisse. » Elles rient encore et secouent la tête. Ça fait 8 ans que Mireille travaille ici. Elle range ses couverts et s’apprête à faire sa tournée de l’après-midi. Sa tournée commence par la chambre 201.

Dans la chambre 201 réside une petite dame qui aime particulièrement utiliser le mot « macaque ». Et ce, malgré les reprises des employées. Mireille sait en rigoler. Elle l’a appris avec le temps. Mais, dans ces moments-là, elle pense surtout à sa fille de 17 ans qui est rentrée un jour de l’école en sanglotant. Un garçon l’avait traité de « négresse » dans le bus. C’était la première fois que ça lui arrivait. Depuis, Mireille a peur pour elle, peur qu’elle ne se durcisse pas assez.

Dans la chambre 201 réside une petite dame qui aime particulièrement utiliser le mot « macaque ».

C’est en pensant à sa fille et l’avenir de celle-ci que Mireille a décidé d’agir. En 2016, après avoir expliqué pendant plusieurs semaines à un résident qu’elle ne pouvait plus entendre le mot « négresse », elle décide d’aller en parler à la direction. La direction prend la décision, quelques jours plus tard, d’envoyer une assistance sociale discuter avec le patient. Pourtant, malgré les reproches de l’assistante, les injures volent à nouveau deux jours après. Mireille se dit qu’il ne lui reste plus qu’à prendre sur elle. Ça, elle sait le faire. Mais elle s’inquiète. Sa fille lui a annoncé, il y a quelques semaines, qu’elle souhaite devenir infirmière. Et elle sait ce qui l’attend.

Il commence à faire noir dehors. Les néons éclairent leur lumière froide dans les couloirs du home. Mireille déchausse ses Crocs, récupère ses baskets dans son casier, enfile sa veste et salue ses collègues. Depuis qu’elle a compris que ce n’était pas la direction qui allait l’épauler, c’est auprès de ses collègues qu’elle a trouvé bienveillance et soutien. Pendant les pauses, les membres du personnel peuvent se lâcher et trouver de l’écoute ailleurs. Mireille n’est évidemment pas la seule dans son service à vivre ces attaques. Il lui arrive parfois, après une journée particulièrement épuisante, d’échanger un·e patient·e compliqué·e avec un·e de ses collègues qui se sent plus apte à encaisser. C’est ça qui la fait tenir : ses collègues. Et plus tard, c’est ça qui fera tenir sa fille aussi.

Rolande (32 ans), Bruxelles

Rolande travaille depuis deux ans dans une maison de repos dans le centre de Bruxelles. Elle explique à deux stagiaires le déroulement des prochaines heures. Alors qu’elles quittent le bureau, elle retient l’une d’elles : « Prépare-toi bien, le monsieur est très raciste. Il ne faut pas que ça te touche. »

Se défendre n’est pas chose aisée. En 2005 par exemple, une stagiaire marocaine a porté plainte contre un résident raciste dans un home en Flandre. Le Tribunal Correctionnel de Gand a jugé en faveur de la stagiaire en citant l’article 444 du code pénal belge qui punit toute incitation à la discrimination, haine ou violence en raison de sa descendance ou son origine nationale ou ethnique. L’accusé a dû payer un montant total de 1 375 euros. Mais souvent, les employé·es sont réticent·es à porter plainte, ce genre de démarche pouvant mettre en péril leur emploi.

Rolande affirme qu’elle s’en fiche, qu’elle est habituée, que ça ne la touche plus. Peut-être qu’elle s’en fout vraiment. Peut-être qu’elle se protège. Peut-être que ces personnes adoptent des stratégies d’adaptation et de survie en minimisant la gravité de leur situation. Ce mécanisme psychique leur permet souvent de rester debout.

« Prépare-toi bien, le monsieur est très raciste. Il ne faut pas que ça te touche. »

Il n’y a pas que les résident·es qui peuvent être à l’origine de discriminations. Lors du stage de fin d’études de Rolande, trois quarts des stagiaires de son équipe étaient d’origine étrangère. Elle raconte que le quart restant bénéficiait d’un traitement de faveur. Ses amies et elle se retrouvaient très fréquemment avec les résident·es les plus compliqué·es, plus séniles et, du coup, aussi souvent les plus sales. Les étudiantes blanches recevaient également le planning de la journée la veille, ce qui leur permettait de se préparer en aval. Rolande finit par comprendre que le traitement de défaveur dont elle bénéficiait allait dorénavant faire partie de son quotidien.

Et aux seniors s’ajoute la famille. Quand les enfants d’une résidente du 3e viennent lui rendre visite, Rolande sait que ça ne servira à rien d’accompagner sa collègue aux cheveux lisses et blonds. On ne lui adresse pas la parole. Et si elle parle, c’est sa collègue qui récolte les réponses.

Lors des Assises de lutte contre le racisme organisées par la Commission de la santé et de l’aide aux personnes du Parlement Bruxellois, Unia, un service public indépendant qui lutte contre la discrimination, a établi certaines recommandations. Sur base des témoignages des victimes de racisme ou de discriminations dans leurs relations avec leurs patients ou leur hiérarchie, Unia a relevé des problématiques structurelles. Parmi ces recommandations, l’association propose d’établir dès le départ des règles de vie claires pour les résident·es et de même au sein des équipes ; de reconsidérer l’organisation des lieux et évaluer l’impact chez les infirmières de devoir prester leur horaire dans le groupe des « dément·es » ou celui des « bien-portant·es » ; responsabiliser les cadres à l’attention à porter aux actes discriminatoires ; ainsi que proposer des accommodements pour des problèmes spécifiques comme les aspects vestimentaires, le port de signes d’appartenance religieuse, etc.

La maison de repos des Ursulines, Bruxelles

Derrière la jolie façade de l’ancien couvent des Ursulines, toujours à Bruxelles, se trouve une diversité riche. Dans la brasserie de la maison de repos, quatre hommes jouent au scrabble. Deux Belges, un Marocain et un Italien. Le directeur de l’établissement, Kenis Arne, explique que depuis l’augmentation de diversité parmi les seniors les dernières années, les remarques racistes ont commencé à diminuer. Malgré tout, les discriminations n’ont pas magiquement disparu. Mohammed, un résident du 2e, avoue souvent aux aides-soignantes qu’il est malheureux. Deux résidents du 1er ne veulent même pas lui adresser la parole. Kenis Arne, qui donne également des formations sur la diversité dans les écoles d’infirmier·e, est clair avec son personnel : le plus important est de communiquer. Le directeur annonce, dès le départ, le règlement qui règne entre ces murs. Il demande aux aides-soignantes d’essayer d’apprivoiser le ou la patient·e qui pose problème. Il leur propose de commencer par des petites tâches ; des tâches agréables, comme faire un tour dans le jardin, les accompagner à la salle à manger ou participer à une partie de scrabble. Selon le directeur, la démarche fonctionne 9 fois sur 10. 

Dans certains établissements, une solution serait de désigner une aide-soignante blanche aux patient·es racistes.

D’après l’initiative d’un membre du personnel, des cadres ont été bricolés et accrochés sur les murs qui longent la salle à manger. Sur ces cadres, on voit des cartes du monde avec taches de couleurs. Les pays que les résident·es ont visités sont coloriés. Le but : créer un point commun entre les patient·es et le personnel pour inciter la discussion. Cependant, « il est déjà arrivé, malheureusement, qu’on ait dû demander à certain·es patient·es de nous quitter », explique le directeur. Dans ce cas-là, la maison de repos se charge de trouver un nouveau lieu pour la personne en question. Par contre, il avoue que cette décision est seulement possible parce que la maison de repos fait partie du Centre Public d’Action Sociale de Bruxelles. L’établissement peut ainsi se permettre financièrement de perdre un·e résident·e. Selon les témoignages récoltés, dans les maisons de repos privées, ça n’arrive pratiquement jamais. Dans certains établissements, une solution serait de désigner une aide-soignante blanche aux patient·es racistes. Pour Kenis Arne, c’est une pratique très problématique. Mais, bien souvent, la perte d’un·e client·e, et donc d’un apport financier, semble peser davantage dans la balance que le bien être des travailleurs et travailleuses victimes de racisme.

*Noms d’emprunt.

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