Le sondage qui fait débat: la gauche est-elle en train de disparaître?
Une évolution brutale vers la droite
Le score de la gauche est si faible et l’évolution vers la droite si brutale que ces résultats suscitent le débat. Les conservateurs seront tentés de crier à la victoire: ils y verront le signe qu’ils ont gagné la bataille culturelle. Les progressistes oscilleront entre désespoir manifeste et dénonciation des sondages: comment prendre au sérieux de tels chiffres après des municipales plutôt bénéfiques pour la gauche? Ces résultats remettent sur le tapis une question qui travaille depuis longtemps les spécialistes de l’opinion et les commentateurs: la société française est-elle en train de se droitiser à vitesse grand V? Remettre ces chiffres en perspective invite à la nuance.
Passons sur les choix d’échelle et sur la façon de regrouper les réponses pour composer les blocs. Un premier constat, assez établi, c’est que la société ne se gauchise pas. L’enquête de référence European Values Survey (EVS), réalisée tous les dix ans depuis 1981, montrait ainsi qu’en 2018, la proportion d’enquêtés qui se positionnaient à gauche avait perdu 7 points par rapport à 2008 (-2 points pour la gauche modérée et -5 points pour la gauche radicale). Depuis 1990, c’est la gauche modérée qui a connu la baisse la plus importante. Les études du CEVIPOF, l’Eurobaromètre, et d’autres études montrent des tendances similaires.
Ne pas se gauchiser signifie-t-il pour autant se droitiser?
Mais ne pas se gauchiser signifie-t-il pour autant se droitiser? L’EVS montre que l’ordre de préférence ne varie pas d’une vague à l’autre: la proportion de Français se positionnant au centre est toujours la plus élevée. Vient ensuite la part de Français se positionnant à gauche, et enfin la part de Français se positionnant à droite. Le positionnement au centre a toujours été majoritaire en termes relatifs; le positionnement à droite s’avère relativement stable depuis 30 ans: seulement trois points de plus depuis 1990, dont un pour la droite modérée et deux pour la droite radicale. Le principal intérêt des enquêtes au long cours comme l’EVS est de montrer que les évolutions, en matière d’identité politique, sont assez lentes dans l’opinion, et qu’elles n’ont pas toujours de lien direct avec la façon dont évoluent les équilibres entre partis politiques. Il peut y avoir des fluctuations –la proximité avec la gauche radicale en a connu, par exemple, au moment de la crise de 2008– mais les blocs restent assez stables et la répartition entre eux demeure plutôt équilibrée.
À ce stade, le mystère du positionnement politique des Français reste entier. Il peut même donner le sentiment de s’épaissir… En vérité, deux éléments clés méritent notre attention pour comprendre la tectonique de l’opinion: ils sont à chercher du côté des sans-réponse d’une part et du côté du bloc central d’autre part. Dans l’enquête de l’Ifop, 16% des personnes interrogées ne se positionnent pas sur l’axe gauche-droite. Dans les enquêtes au long court, cette proportion se situe en règle générale autour de 20%. À une écrasante majorité, ceux qui ne se positionnent pas sur l’échelle gauche-droite se sentent très éloignés de la vie partisane, considèrent que la démocratie fonctionne mal, quand ils ne se désintéressent pas tout à fait de la politique. Se positionner au centre relève d’une logique voisine, même si l’éloignement n’est pas de même ampleur: dans l’enquête EVS de 2018, 40% des sondés se positionnant au centre de l’axe disaient ne se sentir proches d’aucun parti politique, contre 27% de l’ensemble des Français. En d’autres termes, se placer au centre ne veut pas nécessairement dire être “centriste”. La recherche en sciences politiques a notamment montré que ces “faux modérés”, sur un ensemble de questions portant sur leurs préférences en matière de choix politiques ou de valeurs, ont moins de cohérence idéologique que les blocs de gauche et les blocs de droite. Ils peuvent être d’accord avec la gauche sur la redistribution et en même temps avec la droite sur l’immigration –l’absence de cohérence idéologique des citoyens est beaucoup plus courante qu’on ne le croit, et bien trop peu prise en compte. Et ils sont par ailleurs souvent désengagés.
Quelles leçons tirer de cette remise en perspective pour la vie politique?
On invitera d’abord la droite à ne pas crier victoire trop tôt: il peut y avoir des fluctuations conjoncturelles, mais sur le long terme, la tendance à la droitisation n’est pas aussi massive que cette dernière enquête pourrait le laisser croire. Tout dépend souvent des questions mises en débat dans l’opinion publique.
On invitera également les forces centristes à ne pas prendre des vessies pour des lanternes: ce gros bloc est moins arrimé au centre que mouvant et volatil, entre distance et coups de cœur alternatifs pour tel ou tel candidat, d’où qu’il vienne. Beaucoup d’entre eux constituent ce que les stratèges politiques appellent “l’électeur médian”. Dans un mouvement de désaffiliation partisane de plus en plus marquée, cette précision a de l’importance.
La proportion élevée de non-réponses et de répondants au centre montre combien, depuis longtemps, la vie partisane semble en décalage avec les aspirations des Français.
On invitera également la gauche à se poser les bonnes questions stratégiques et à l’inciter à la prudence, en particulier chez les écologistes. Les bons résultats aux élections municipales peuvent jouer comme un miroir déformant. Car de fait, la gauche –dont les forces écologiques ne sont qu’une partie– est structurellement minoritaire; l’enjeu stratégique est donc, pour elle, de savoir comment devenir majoritaire.
Enfin, pour l’ensemble des forces politiques, le nœud du problème réside sans doute dans l’inadéquation entre l’offre et la demande. La proportion élevée de non-réponses et de répondants au centre montre combien, depuis longtemps, la vie partisane semble en décalage avec les aspirations des Français. C’est ce décalage, on ne le dira jamais assez, qui pose de vrais problèmes démocratiques.
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