Le tour de France très politique d’Alternatiba
« Bientôt plus de pétrole, utilisez vos guiboles ! » Campés sur leur vélo, les militants d’Alternatiba reprennent en chœur ce slogan en pédalant dans les rues de Rennes. À chaque carrefour, deux ou trois cyclistes munis d’un panneau « Merci » bloquent une partie de la route pour laisser passer la joyeuse troupe. « On ne cherche pas le conflit avec les automobilistes, on réclame juste notre place dans l’espace public, avec le sourire », explique Pallas, membre active du groupe local rennais.
Cette « vélorution » dans la capitale bretonne fait partie du Tour Alternatiba 2024, le troisième après les éditions de 2015 et 2018. Partis de Nantes le 2 juin, treize militants se relayent pendant quatre mois pour sillonner les routes de l’Hexagone. Les triplettes et les quadruplettes, symbole d’une écologie solidaire, parcourront plus de 5 500 kilomètres jusqu’à Marseille.
Le but de cette expédition ? Aller à la rencontre des personnes qui proposent des alternatives au modèle économique et social dans un contexte d’urgence climatique. À chaque étape, les militants s’appuient sur les groupes locaux et les associations alliées pour proposer des conférences et des ateliers, souvent dans des tiers lieux, toujours dans une ambiance festive.
Ce mardi 11 juin pourtant, la fête a un goût amer. Les résultats des élections européennes et la dissolution de l’Assemblée nationale rebattent les cartes de la « bataille pour le climat ». « Elle est très liée à la lutte contre l’extrême droite », rappelle Silène Parisse, porte-parole d’Alternatiba.
Le Rassemblement National fait peu de cas de l’écologie et ses députés votent souvent contre les lois cruciales pour préserver la biodiversité, comme le souligne le Réseau Action Climat. Sans compter que « leur vision de l’écologie, basée sur le repli sur soi, est incompatible avec les valeurs que nous portons, comme la solidarité internationale. Le dérèglement climatique augmente les flux migratoires », poursuit la porte-parole.
Faire barrage au RN est une évidence. La veille de leur arrivée à Rennes, les militants modifient le point de rendez-vous pour prendre part à un rassemblement contre l’extrême droite. Lors de leur prise de parole, ils fustigent au passage le techno-solutionnisme du gouvernement actuel. « Ce tour de France est d’autant plus légitime ! On va saisir cette occasion pour dire aux gens de faire entendre leur voix dans les urnes, précise Silène Parisse. Mais voter ne suffit pas. Il faut continuer à s’organiser massivement pour rendre visibles les alternatives. »
« Les bras du mouvement climat »
Cet objectif rassembleur est la raison d’être d’Alternatiba depuis sa création. En 2013, l’association altermondialiste basque « Bizi ! » organise à Bayonne un « village des alternatives » baptisé Alternatiba. Il attire alors 12 000 personnes. Le succès transforme l’initiative en mouvement. Entre 2014 et 2015, plus de 50 « villages des alternatives » voient le jour. Un premier tour de France à vélo prend également forme l’année de la COP 21 et les « camps climat », qui forment aux enjeux climatiques, sont lancés l’année suivante.
« Dès le début, l’organisation est très efficace », note Yannick Martell, docteur en sociologie et coauteur d’une enquête sur la genèse d’Alternatiba. Il décrit un mouvement « en rupture avec l’altermondialisme des années 2000 ». « Le succès repose sur des projets managérialisés où les militants mettent leurs compétences professionnelles au service du mouvement. »
Un premier tour de France à vélo prend forme l’année de la COP 21 et les « camps climat » sont lancés l’année suivante
En se cantonnant à des actions concrètes, il parvient à « rallier différentes fractions des classes moyennes supérieures » : des fonctionnaires, des salariés du privé et de l’associatif, mais aussi des indépendants, « qui étaient eux absents des autres mouvements ».
Selon ses instigateurs, les militants sont comme « les bras du mouvement climat ». Pour la majorité d’entre eux, l’action mène à l’adhésion. D’après un questionnaire envoyé aux militants en 2017, 71 % des répondants déclarent s’être engagés après avoir participé à l’organisation d’un village des alternatives. Ce fonctionnement pragmatique persiste. Coordonnés par une équipe nationale, les 113 groupes locaux sont indépendants financièrement et gèrent leurs actions en s’appuyant notamment sur des kits méthodologiques.
L’horizontalité n’empêche pas les désaccords. En avril dernier, les groupes locaux de Paris, Lyon et Montpellier quittent le mouvement initial. Leurs porte-paroles évoquent un besoin de s’engager plus franchement contre l’extrême droite et les mesures antisociales, comme la réforme des retraites. « Sur le fond, on est d’accord », tempère Silène Parisse qui évoque « une crise de croissance ».
Alternatives et résistance, même combat
L’organisation initiale veut continuer à brasser large, avec une démarche « apartisane » mais pas « apolitique », et des actions accessibles aux néomilitants. « Pas besoin d’être super déter [déterminé, NDLR] et de partir directement sur un blocage. On peut tout simplement venir couper les légumes pour la soupe. C’est la pratique qui crée la conscience », explique encore Silène Parisse.
La campagne de décrochage des portraits d’Emmanuel Macron en 2019 s’est soldée par 61 procès
Les t-shirts jaunes d’ANV COP 21 [Action Non Violente, NDLR], un mouvement d’action non violente, ne sont jamais loin des t-shirts verts d’Alternatiba. Les deux mouvements ont fusionné en 2016, tout en gardant leurs noms respectifs, ce qui prête parfois à confusion. « On est les deux jambes du combat », justifie la porte-parole : la promotion des alternatives d’un côté, la résistance de l’autre.
« On fait toujours nos actions à visage découvert, quitte à avoir affaire à la justice », précise-t-elle. À titre d’exemple, la campagne de décrochage des portraits d’Emmanuel Macron en 2019 s’est soldée par 61 procès. Dans le contexte politique actuel, la désobéissance civile n’est pas sans conséquences. Selon Mediapart, la préfecture du Rhône a refusé la demande de subvention du groupe lyonnais en raison de ses actions.
« La désobéissance civile a toujours été articulée à l’écologie, Alternatiba lui a donné un second souffle, souligne Sylvie Ollitrault, directrice de recherche en sciences politiques au CNRS. Les écologistes se sont rendu compte que les grandes messes internationales ne suffisaient pas : il faut faire parler de soi pour faire parler de la cause, mettre en scène la colère. »
Cette forme de militantisme ne rebute pas les néomilitants, bien au contraire. « De nombreux mouvements sociaux ont été maltraités par le gouvernement actuel, ce qui a eu des effets : des militants neutres ont commencé à se politiser, rejeter les partis qui criminalisent les écologistes ou n’entendent pas les alertes », poursuit la spécialiste des mouvements écologistes.
Sur le terrain, Pallas assure que de nombreux primo militants ont rejoint le groupe rennais après les élections de 2022. A voir si les prochaines élections auront le même effet.
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