Le travail et les allocs
On imagine qu’en défendant « la gauche du travail, pas des allocs », Fabien Roussel et François Rufin ne s’opposent pas à ce que le niveau des « allocs » soit élevé et relevé. On imagine tout autant qu’en se présentant comme la voix des « humiliés », Jean-Luc Mélenchon ne s’oppose pas à ce que les gens travaillent dans de bonnes conditions avec de bons salaires.
Pourtant le débat entre le travail et les allocs est beaucoup plus fondamental que ce que suggère une simple querelle politique. Il est fondamental parce qu’il se déploie dans le même camp, loin de l’opposition entre le camp des travailleurs et celui des ultra-libéraux dénonçant depuis toujours les trappes d’inactivité et stigmatisant les assistés et les « fainéants ».
Deux philosophies sociales
La priorité donnée au travail repose sur une conception du sujet et de la société issue d’une longue tradition, dans laquelle le travail est l’expression de la créativité humaine et une des modalités essentielles de réalisation de soi. Dans ce cas, la lutte des classes n’est pas seulement une opposition d’intérêts autour des salaires et de la redistribution : elle est aussi un combat pour la qualité du travail, pour l’autonomie et la dignité des travailleurs. Sans accomplissement dans le travail, une vie n’est ni complète ni réussie.
La priorité donnée au travail repose aussi sur la représentation d’un mécanisme de solidarité : c’est parce que les travailleurs « donnent » qu’ils doivent aussi « recevoir ». Pour l’essentiel, les droits sociaux dérivent du travail et d’un contrat social sous-jacent : le chômeur doit être aidé parce qu’il est un travailleur privé de travail, et pas seulement parce qu’il est un individu dans le besoin. C’était là la conception traditionnelle de la gauche et des syndicats faisant de la lutte contre le chômage et pour les conditions de travail la priorité absolue.
Le choix d’être le parti des exclus, des humiliés et des pauvres, celui de donner la priorité aux allocations sociales relève d’une autre philosophie sociale. Etrangement, il procède d’une tradition plus libérale et plus morale, dans laquelle la question du paupérisme l’emporte sur celle du travail. On y parle plus des pauvres et des exclus que des travailleurs, plus des victimes du système que des exploités. Dès lors, le coût de la vie et le niveau des prestations sociales sont plus essentiels que les conditions de travail et les conflits du travail. Il faut donc que le système protège ceux qui en sont exclus et qui ne peuvent pas être soupçonnés d’être assistés, même si les vrais libéraux accusent les pauvres et les victimes d’être responsables de leur sort et de « profiter » du système.
Il va de soi que le fait que nous nous sommes habitués à vivre avec des taux de chômage élevés donne beaucoup de consistance à cette conception de la solidarité. Et il n’est pas étonnant qu’elle se prolonge aujourd’hui dans la demande d’un revenu universel de base, par exemple.
Il reste que la fragilité de cette perspective tient à sa théorie de la solidarité, dans la mesure où elle efface le lien organique entre ceux qui donnent et ceux qui reçoivent, entre le don et le contre-don de l’Etat social.
Deux politiques
L’opposition entre le travail et les allocs ne serait qu’un prétexte à dissertations s’il n’engageait des stratégies politiques ou, a minima, des imaginaires politiques contrastés. En fait, le travail et les allocs ne ciblent pas les mêmes acteurs. Car il n’existe pas de convergence des luttes entre les deux représentations du peuple mobilisées par ces perspectives.
La priorité donnée au travail privilégie les travailleurs les plus démunis et les plus maltraités qui, aujourd’hui, en France et dans tous les pays comparables, ont choisi l’abstention ou les votes populistes dénonçant l’assistanat et la « générosité » des prestations.
Les enquêtes d’opinion montrent que les Français sont de plus en plus souvent portés à accuser les pauvres et les chômeurs d’être les responsables de la pauvreté et du chômage
Aujourd’hui, les enquêtes d’opinion montrent que les Français sont de plus en plus souvent portés à accuser les pauvres et les chômeurs d’être les responsables de la pauvreté et du chômage. Il suffit que les démagogues ajoutent l’immigration à cette stigmatisation pour que s’imposent les populismes d’extrême droite, y compris dans les pays, comme la Suède, qui en semblaient les mieux protégés.
La priorité accordée au travail viserait à enrayer ce processus, à reconquérir les salariés perdus, à renforcer les syndicats en ne les réduisant pas à la lutte contre la vie chère. Le risque de cette stratégie est évidemment de participer, malgré soi, à la stigmatisation des exclus et, par extension, à celle des migrants et des habitants des quartiers dits sensibles.
La priorité donnée aux allocs ne vise pas les travailleurs comme tels, mais ceux qui sont exclus du travail : les jeunes, les gens peu qualifiés, ceux des territoires urbains ou ruraux en déshérence… ceux qui dépendent de l’Etat-providence. Elle vise moins les travailleurs exploités que les exclus, les précaires et les discriminés, à commencer par les victimes du racisme. Dans la rhétorique de Jean-Luc Mélenchon, elle s’adresse au peuple contre les élites.
Le risque de cette stratégie est de ne pas réduire le clivage qui s’est installé au sein même du peuple entre ceux qui travaillent souvent durement et ceux qui restent sur les marges. Il n’est pas certain que la colère du leader et la haine des élites suffisent à atténuer la fracture entre le petit peuple des travailleurs et le petit peuple des exclus. Il suffit de regarder une carte électorale pour s’en convaincre.
Tout ceci ne serait que des exercices de style et des querelles de chapelles si nous observions une convergence des luttes entre les travailleurs et les allocataires, entre ceux qui s’opposent aux patrons et ceux qui refusent « le système » mais qui en dépendent, entre ceux qui se sentent d’abord exploités et ceux qui se sentent d’abord discriminés. Or, ce n’est pas le cas en France et partout ailleurs.
Bien sûr, des astuces et des compromis politiques permettront probablement à la Nouvelle union populaire écologique et sociale (Nupes) de sortir de ce moment délicat. Il n’empêche que ce débat est vital pour la gauche qui devra bien l’affronter au-delà des formules convenues.
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