Les chasseurs à l’offensive : lobby or not lobby ?
« Les chasseurs, c’est pas un lobby ! Un lobby, c’est un groupe de pression caché ! », lançait Emmanuel Macron, le 4 décembre dernier, sur le média en ligne Brut. Alternatives Economiques a pourtant retrouvé la trace de pressions cachées exercées par la Fédération nationale des chasseurs (FNC) lors de la mise en place d’une nouvelle politique de gestion de la chasse, en 2019.
Basée sur le principe de « gestion adaptative », vanté par le président lui-même lors de cette même interview, cette politique consiste à « ajuster régulièrement les prélèvements d’espèces en fonction de l’état de conservation de leur population et de leur habitat, en s’appuyant sur les connaissances scientifiques ».
Pratiquée en Amérique du Nord depuis les années 1990 et introduite en Europe à la fin des années 2000, la gestion adaptative a fait son entrée dans le droit français à l’occasion de la réforme de la chasse de juillet 2019. Elle est censée fonctionner de la manière suivante : avant chaque saison de chasse, un Comité d’experts sur la gestion adaptative (Cega) créé en amont se réunit puis publie ses recommandations sur les quotas de chasse de certaines espèces préalablement choisies par le ministère. Un arrêté ministériel fixant les quotas de chasse pour la saison est ensuite censé suivre la recommandation du Cega. Sauf que rien ne s’est passé comme prévu.
Manœuvres de la FNC pour chasser les espèces menacées
Mis en place dès début 2019, avant l’adoption de la réforme, le Cega était censé intégrer des experts choisis sur « des critères d’excellence scientifique ». La composition finale du Cega laisse pourtant croire que d’autres critères ont aussi été pris en compte, le comité intégrant six chercheurs issus du milieu académique, mais aussi deux experts membres de la Ligue de protection des oiseaux (LPO), et six autres personnalités issues du milieu cynégétique.
En outre, ces experts proches des chasseurs ne devaient être au départ que quatre. A la veille de la première réunion du Cega, un fonctionnaire du ministère de la Transition écologique a demandé au président, l’ornithologue Patrick Duncan, d’intégrer deux membres supplémentaires liés au monde de la chasse. Deux membres du comité souhaitant rester anonymes affirment que ce rajout de dernière minute a été décidé après des échanges entre le ministère et la FNC.
Un fonctionnaire du ministère de la Transition écologique a demandé au président du Comité d’experts sur la gestion adaptative (Cega) d’intégrer deux membres supplémentaires liés au monde de la chasse
D’entrée, l’ambiance s’est tendue entre les pro-chasse, estimant qu’il est possible de continuer à prélever certaines espèces dont l’état de conservation n’est pas optimal, et ceux qui préfèrent un arrêt de la chasse, par précaution. Alors que le Comité était chargé de préparer ses trois premières recommandations sur les quotas de chasse pour la tourterelle des bois, le courlis cendré et la barge à queue noire, les six membres issus du monde de la chasse ont décidé de boycotter la réunion du 7 mai 2019, au cours de laquelle devaient être adoptées les premières recommandations du Cega.
Ce faisant, ils ont bloqué temporairement l’adoption des trois avis, alors que la majorité du comité s’était prononcée pour des quotas de prélèvement nuls pour le courlis cendré et la tourterelle, ou très réduits concernant la barge. Le décret fixant le fonctionnement du Comité dispose en effet que celui-ci « ne peut valablement délibérer qu’en présence d’au moins dix membres présents ou représentés ».
Pourquoi ce boycott collectif ? Plusieurs interlocuteurs proches du dossier indiquent, sous couvert d’anonymat, que des cadres de la FNC ont échangé avec certains membres du Cega pour ne pas que ces derniers assistent à la réunion en question. Le blocage n’a finalement duré qu’une semaine car le décret autorise dans ce cas le président du Cega à convoquer « dans un délai de quinze jours au plus, sur le même ordre du jour », une nouvelle réunion où, cette fois, « aucune règle de quorum n’est opposable ». Une nouvelle réunion s’est donc tenue le 13 mai 2019, et malgré l’absence renouvelée des six membres pro-chasse, les trois avis ont pu être adoptés.
Contactée à ce sujet, la FNC n’a pas donné suite à nos demandes d’entretien, son président Willy Schraen n’étant « pas joignable » pendant plusieurs jours et son directeur, Nicolas Rivet, étant « particulièrement pris pendant cette période ».
Sur les quotas, le ministère préfère suivre les chasseurs que le Cega
La bataille ne s’arrête pas là. Dans son avis sur la tourterelle des bois, le Cega a recommandé un arrêt de la chasse pour la saison 2019-2020, en ajoutant que « si un quota de prélèvement non nul devait être toutefois attribué pour la saison (…) [il] ne pourra excéder 1,3 % des effectifs estimés comme disponibles aux chasseurs en France, soit 18 300 individus ». Le document précise que sur les quarante dernières années « le déclin de cette population s’élève à 60-80 % », conduisant l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) à inscrire la tourterelle des bois sur sa liste rouge des espèces menacées.
Mais, en parallèle, des membres du Cega proches des chasseurs ont envoyé au ministère leurs « opinions personnelles » sur les quotas à adopter, contrairement à ce que prévoit le décret sur le fonctionnement du Comité. Et ont préconisé un quota de prélèvement de 30 000 à 40 000 oiseaux, a révélé Le Monde. Or, le ministère a suivi l’avis de ces derniers, en mettant en consultation un premier arrêté fixant un quota de 30 000 oiseaux, contrairement aux recommandations du Cega. L’arrêté a finalement été modifié avec un quota fixé à 18 000.
Des membres du Cega proches des chasseurs ont envoyé au ministère leurs « opinions personnelles » sur les quotas à adopter, contrairement à ce que prévoit le décret sur le fonctionnement du Comité
Même schéma avec le courlis cendré, un oiseau également inscrit sur la liste rouge de l’UICN. Alors que le Cega a recommandé un arrêt de la chasse en 2019-2020, les six membres proches du milieu cynégétique ont plaidé auprès du ministère pour un quota de 5 500 prélèvements. Cette fois, l’arrêté ministériel a même dépassé leur demande, en autorisant la chasse de 6 000 individus.
Mais, attaqué devant le Conseil d’Etat par la Ligue de protection des oiseaux (LPO), l’arrêté a été suspendu en référé en août 2019 puis annulé sur le fond en décembre 2020. Une décision qui pourrait créer un précédent empêchant la chasse de toute espèce dont la conservation n’est pas assurée, et donnant plus de poids aux recommandations du Cega vis-à-vis du ministère.
La secrétaire d’Etat à la Biodiversité admet des « dysfonctionnements »
Interrogée sur ces différents éléments, la secrétaire d’Etat à la biodiversité, Bérangère Abba, évoque des « dysfonctionnements » liés au Cega, tout en disant « croire au principe de la gestion adaptative ». Si elle n’est entrée en fonction qu’en juillet 2020, après l’installation du Comité, elle était pourtant en poste quand le ministère de la Transition écologique a publié, en août 2020, un arrêté autorisant la chasse de la tourterelle des bois et fixant à 17 460 spécimens le quota maximal de prélèvements, soit presque autant que le quota de 18 000 fixé l’année précédente. Cet arrêté a été suspendu en référé dans la foulée par le Conseil d’Etat, au motif, là encore, que le Cega a recommandé un an plus tôt « d’interdire la chasse de cette espèce afin d’enrayer son déclin ».
Plusieurs experts disent avoir obtenu de la part du ministère qu’il fasse publier prochainement les déclarations d’intérêts de tous les membres du Cega sur le site de l’Office français de la biodiversité
Les tensions au sein du Comité ont perduré jusqu’à mi-2020, à tel point que plusieurs de ses membres issus du milieu académique ont menacé de claquer la porte du Cega si les pro-chasse continuaient à bloquer leurs travaux. Tous les experts contactés indiquent être parvenus depuis à un accord pour un fonctionnement plus serein du Comité, notamment en disposant de plus de temps pour préparer ses avis et en s’accordant sur une méthode de travail scientifique.
Parmi eux, certains disent aussi avoir obtenu de la part du ministère qu’il fasse publier prochainement les déclarations d’intérêts de tous les membres du Cega sur le site de l’Office français de la biodiversité, mentionnant leurs liens éventuels avec des organisations pro ou anti-chasse. Une garantie de transparence obtenue après près de deux ans de silence de la part du ministère.
Premier volet de la série : Les chasseurs, de drôles de défenseurs de la biodiversité.
A paraître demain : Le vote chasseur dans le viseur des politiques
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