Après voir raconté sa rencontre avec Charlotte, sa dealeuse, dans la première partie de notre série VICE « Vivre d’amour et d’héroïne », Val dépeint dans cette seconde partie le portrait de leur couple, accro aux drogues dures, qui tente de vivre normalement.


On me demande souvent ce que ça fait comme effet, la came. Que ressent-on ? C’est fantastique, ce serait mentir que de dire le contraire : ça commence par une chaleur intense qui monte en vous petit à petit, pour finir par envahir totalement le corps. On ressent comme un orgasme diffus, on est envahi par un sentiment de plénitude intense. On se sent cotonneux, comme si on flottait dans notre propre corps. Les pensées disparaissent, et disparaissent avec elles les problèmes, la souffrance de la vie, l’angoisse de l’existence. L’esprit vide, déconnecté, un désert sans la moindre préoccupation. Ça fait comme une barrière invisible sur laquelle glissent les problèmes. Tu déconnectes, tu es là sans vraiment être là, l’esprit perdu dans les limbes.

Les premières semaines avec l’héroïne, tu vis une « lune de miel » : les effets sont sensationnels, ça dure des heures, tu n’as pas de manque, c’est le paradis. Puis au bout de plusieurs semaines, c’est l’engrenage, l’héroïne reste à peine quelques heures dans le sang alors il faut en reprendre régulièrement, toutes les 3-4 heures. Perso, je tournais à une vingtaine de traces par jour. 

On entend beaucoup de clichés sur l’héroïne, le premier étant qu’elle se prend uniquement en injection, mais c’est faux, c’est de la poudre que tu peux sniffer ou même fumer sur de l’alu. Le deuxième cliché que j’entends souvent, c’est que tu peux devenir accro en une seule trace, mais c’est un grand mythe. On ne tombe pas addict en une trace, c’est pas tellement la drogue mais l’usage qu’il en est fait. Il faut une consommation régulière pendant plusieurs jours pour devenir dépendant. Cela dépend aussi de la personne, je connais des étudiants en école de commerce qui tapent tous les week-ends depuis des mois et qui ne deviennent pas cocaïnomanes.

Notre seul but était de se défoncer, d’oublier. C’est triste, mais c’était notre vie

Au début, la poudre en couple, c’est génial, c’est le paradis : shoots puis câlins puis shoots et ça toute la journée. Tu vis un rêve. C’est tellement euphorique que tu y vas à fond, car tu ne veux pas que ça s’arrête, tu veux profiter de ce moment à fond. C’est une des raisons pour lesquelles j’ai plongé dedans sans aucune retenue. Rien ne compte si ce n’est le moment présent, courir après la défonce, oublier tout le reste. Notre seul but était de se défoncer, d’oublier. C’est triste, mais c’était notre vie. On était deux gamins dans une fuite en avant. C’était toxique, on se tirait vers le bas. Il y en avait toujours un pour inciter l’autre et on le savait très bien, mais on avait besoin de ça.

« Au début, tu consommes pour être bien, ensuite, tu consommes pour ne pas être mal », cette phrase résume parfaitement la dépendance à l’héroïne. Le produit devient uniquement un remède pour ne pas être malade. Il ne te défonce même plus et il faut sans cesse augmenter les doses, car ta tolérance augmente. Une course quotidienne du lever au coucher pour éviter le manque. Tu vis que pour la came. L’agressivité de la dépendance à l’héroïne est un calvaire, rien avoir avec la cocaïne, dont le manque est uniquement mental. Là, c’est un autre level. J’ai vu les effets du manque sur Charlotte, mais j’étais à mille lieues de savoir ce que c’était réellement – si j’avais su, je n’aurais jamais commencé. Une relation basée autour de la drogue est vouée à l’échec dès le départ, c’est une passion plus que toxique. Tu ne le ressens pas au départ, mais ça finit par gangrener la relation petit à petit. 

La vie d’un couple héroïnomane se résume uniquement à deux choses : prendre de l’héroïne et trouver de l’argent pour ne pas être à court

Chaque matin, c’était le même rituel : elle se réveillait en manque, recroquevillée sur elle-même. Elle était héroïnomane, comme moi. Puis le bruit des cailloux d’héroïne qui s’écrasent contre la glace. Je détestais ce bruit, je détestais ce qu’il représentait : la dépendance, le manque, la mort. Elle était parfois tellement incapable de bouger que c’est moi qui lui préparait sa trace — c’était le premier geste d’amour de la journée. Dans notre ville, on avait un dealeur pour la C qui venait en bas de chez elle. On l’appelait et il était là dans les cinq minutes. C’était la première chose qu’on faisait au réveil, appeler le dealeur. La plupart du temps, il venait à pied, parfois en BMX. La cocaïne au réveil, il n’y a pas meilleure façon de commencer la journée. « Si un de nous deux fait une overdose, tu appelles les pompiers et tu jettes tout le matos par la fenêtre », m’a-t-elle dit un jour. Ça fait tout drôle d’entendre ça de la bouche de sa copine. D’ailleurs, je ne sais pas comment on a fait à l’époque pour esquiver les overdoses, on tapait comme des tarés, des traces qui faisaient toute la longueur d’un livre.

La vie d’un couple héroïnomane se résume uniquement à deux choses : prendre de l’héroïne et trouver de l’argent pour ne pas être à court. Aucun de nous deux ne travaillait et la drogue, ça coûte chère, surtout la coke. J’avais la chance d’avoir de l’argent de poche que mon père me filait, et lorsque j’étais en plein dans l’héro, je faisais toujours attention à avoir assez pour ne jamais me retrouver à court de produits. Le gramme d’héro est à 20 euros, lorsque j’avais 40, je prenais 2 grammes et je me débrouillais pour faire durer ça sur trois jours par exemple. J’ai harcelé mon père à cette période et depuis, il me donne beaucoup moins. Je me rappelle qu’à l’époque j’avais également une sorte de bourse de 150 euros pour mes études de psycho que je claquais immédiatement dans la drogue. Il m’est arrivé de devoir vendre des effets personnels. J’ai vendu mes deux PC dans la rue quand j’étais en manque, et j’en ai vendu un pour seulement 2 grammes, soit 40 euros pour un PC qui en valait facilement 200. Mais j’avais été en manque toute la journée. C’est également à cette période que j’ai harcelé mon répertoire téléphonique pour demander de me prêter de la tune, et à force de faire ça, j’ai perdu beaucoup de potes. Mon répertoire se réduisait comme peau de chagrin.

Une fois cette solution épuisée, notre seule source de revenu était la vente d’ecstasy. Pour ça, il fallait souvent sortir, alors je l’accompagnais dans des virées nocturnes. Elle essayait de m’impliquer le moins que possible dans le business, pour me préserver disait-elle. Vu les quantités qu’on traitait, on était considérés comme grossistes par la loi, et on risquait bien plus qu’un simple trafiquant. Elle n’aimait pas le terme dealeur, pour elle, elle était vendeuse de rêve ou sauveuse de soirée. C’est ce que les gens disaient à chaque week-end : « Vous me sauvez ma soirée. » La vie de dealer est bien trop idéalisée. Contrairement à la croyance populaire, tous les dealers ne vivent pas confortablement. La plupart sont des galériens, des bêtes de travail qui ne comptent pas leurs heures, qui sacrifient leur vie pour leur activité. Un dealeur, c’est comme un médecin de garde, il taffe 7 jours sur 7.

La relation toxicomane/dealer a quelque chose de particulier, car chacun dépend l’un de l’autre. L’acheteur est soumis au vendeur, à son produit, à ses disponibilités, à son bon vouloir. A contrario, le vendeur dépend de ses clients pour vivre, ce sont eux qui remplissent son frigo. C’est une sorte de contrat tacite où le client accepte de se soumettre à certaines règles, à un certain protocole en échange d’un produit et d’un service de qualité. C’est comme une ex toxique, qui te fait du mal, mais que tu finis toujours par revoir.

On ne ressentait pas le besoin de faire l’amour, trouvant tout notre plaisir dans la poudre qui nous comblait complètement

Les coulisses de la vie de dealer ne sont pas toutes roses, surtout en couple, car il  faut composer avec certains problèmes comme la paranoïa. Ma copine avait des délires paranoïaques aiguës qui débordaient souvent sur notre quotidien. Il y avait un grossiste à qui elle devait une dette et qui n’oubliait pas de le lui rappeler tous les quinze jours avec un coup de fil menaçant. Ça l’angoissait et le trajet de nuit jusqu’à l’appartement était devenu une énorme source de stress. Elle sortait les clés deux rues à l’avance et tremblait avant même d’y être. Chaque nouvelle rencontre était sujet à parano, suspectée d’être quelqu’un de mal intentionné ou un indic’. Cette défiance valait pour les inconnus comme pour le cercle proche qui était régulièrement remis en doute. Une paranoïa qui allait jusqu’aux délires de persécution, et la cocaïne accentuait le tout. Au quotidien, j’intériorisais tout ce stress par empathie.

Notre vie sexuelle était quasi inexistante, mais c’était un choix volontaire et commun. On ne ressentait pas le besoin de faire l’amour, trouvant tout notre plaisir dans la poudre qui nous comblait complètement. Passé un certain stade d’addiction, la drogue occupe tous les circuits de plaisir dans le cerveau et coupe toute libido. Bien que la cocaïne est connue pour booster le désir, au bout d’un moment, elle fait l’effet inverse. Quant à l’héroïne, elle finit d’achever ce qui reste de libido – bonne chance pour bander sous came.

Il y a eu un moment où elle s’est rendue compte que je devenais sévèrement accro à l’héroïne et a pris peur. Elle voyait qu’elle ne maîtrisait plus la situation, que je passais de l’autre côté, et on rentrait dans des disputes noires tous les jours. Elle essayait en vain de me faire ralentir. Elle cachait la boulette de came sur elle pour m’empêcher d’y toucher, mais je devenais fou et finissais toujours par réussir à consommer. Je changeais, je devenais quelqu’un d’autre. Un week-end, j’en ai eu marre et j’ai voulu m’éloigner de tout ça, essayer d’arrêter, de me sevrer. Je suis une nouvelle fois rentré chez moi, mais au bout de trois jours, on s’est eus au téléphone, et vu mon piteux état, elle m’a proposé de rentrer pour qu’on se sevre à l’appartement tous les deux. On a fait tout le contraire, on s’est mis à taper de la came toute la journée, c’était inéluctable. On était dans un cercle vicieux, tous les deux on était deux grenades dégoupillées, on le savait très bien.

C’est avec l’héro que nos vraies disputes ont commencé. Je me rappelle d’un matin où elle a pété un câble et m’a sorti de l’appart par le cou en cassant un verre dans l’entrée. Ce matin là, je suis sorti, j’ai fait quelques mètres dehors, puis je me suis effondré. J’étais à bout. Il n’y a rien de pire que de se disputer avec celle qu’on aime pour de la drogue, on se sent horriblement mal, sale, plein de vice. La drogue avait pris le dessus, encore une fois – elle gagnait à chaque fois.

Les héroïnomanes sont prêts à tout pour avoir leur dose, même à vendre leur mère. Avec la came, il n’y a pas de limite. Elle fait perdre tout principe, tout respect, laissant uniquement place au vice le plus affreux. C’est dur de lutter contre ça. Ce jour-là, j’ai regardé en arrière, par le rétroviseur, et je me suis demandé comment j’avais fait pour en arriver là. Est-ce que je n’étais pas en train de foirer ma vie? Est-ce que je n’étais pas avec cette fille uniquement pour la drogue ? J’essayais de me convaincre que non, pourtant, c’était un peu ça.

Il m’est arrivé de prendre une trace en pleurant à 5h du matin en sachant pertinemment que ça me détruisait, mais sans pouvoir rien y faire

Les toxicomanes subissent un jugement sévère de la part de la société. Victimes des clichés, ils sont souvent considérés comme des personnes sales, fourbes, vicieuses. Les gens ont peu d’empathie pour les toxicomanes, car ils pensent que c’est de leur faute, que c’est leur choix, qu’ils l’ont voulu, qu’ils sont pleinement responsables de leur situation, mais ce n’est pas le cas. L’addiction prend le dessus sur le toxicomane. Il n’est plus maître de lui- même, il est dépendant des circuits de récompense de son cerveau. Il m’est arrivé de prendre une trace en pleurant à 5h du matin en sachant pertinemment que ça me détruisait, mais sans pouvoir rien y faire. C’est ça, la dépendance. La toxicomanie est une vraie maladie, au même titre que la dépression ou le diabète. Les dépendants sont criminalisés, perçus comme des délinquants par la société, alors que ce sont juste des malades, des malades qui nécessitent une prise en charge thérapeutique, non de la stigmatisation et de la répression.

Puis un jour, ça s’est brutalement fini. Je l’ai très mal vécu. Pendant que j’étais avec elle, je m’étais isolé. Je n’avais plus aucun ami quand ça s’est terminé. Je me suis retrouvé tout seul, addict et le cœur brisé. Ça m’a littéralement détruit. J’ai fait une dépression pendant trois mois. L’héroïne soulageait ma douleur et m’évitait de penser. J’en ai abusé pendant les mois qui ont suivis, car c’était le seul truc qui me faisait oublier tout ça. S’il n’y avait pas eu l’héro, je me serais sûrement suicidé. Avec le recul, je lui en veux pour l’héroïne : quand tu vois un jeune de 19 ans tomber dans la coke à cette vitesse, tu ne lui fais pas toucher à l’héro. C’était évident que j’allais devenir accro, mais je ne lui rejette pas la faute, ce serait malhonnête. Je pense sincèrement que j’y aurais touché un jour ou l’autre, avec ou sans elle, j’y étais prédisposé. Mais en prenant du recul, j’en oublie presque que c’était pour être avec elle que je tapais toutes ces traces, à la base.

La première partie est à retrouver ici, et la suite demain sur VICE.

*Le prénom a été modifié.

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