Malgré ses dégâts, le surtourisme reste un sujet tabou
« Cette île est devenue une fosse septique. Nettoyez-moi cette merde. » C’est dans ce langage fleuri que le président Rodrigo Duterte, surnommé le « Trump philippin », décide en 2018 d’interdire la petite île de Boracay aux touristes. Pendant vingt ans, les voyageurs du monde entier se sont pressés sur ce confetti de 10 km2, célèbre pour ses plages de sable blanc et ses fêtes arrosées.
Au fil des années, les hôtels de luxe ont inexorablement saturé la côte tandis qu’ils déversaient leurs eaux usées directement dans la mer. En 2018, des algues vertes malodorantes jonchaient les plages. Après trois ans de fermeture au public, miracle : l’eau est redevenue cristalline et des espèces disparues depuis plusieurs années, comme les tortues olivâtres, ont refait leur apparition sur l’île.
Aujourd’hui, les hôtels trop proches du rivage sont en cours de démolition. Sur la plage, vendeurs ambulants, masseurs et cracheurs de feu ont été interdits et la police patrouille pour verbaliser les touristes en train de boire de l’alcool ou manger.
Une tourismophobie grandissante
Comme beaucoup d’autres endroits de la planète, Boracay fait partie de ces destinations qui ont été ravagées par le surtourisme. Ce terme, apparu en 1996, désigne une fréquentation qui menace la préservation de l’environnement, la qualité de vie des résidents et l’expérience touristique de la clientèle elle-même.
De fait, le tourisme a explosé au cours des dernières décennies. De 25 millions en 1950, le nombre de touristes internationaux est passé à 1,5 milliard en 2019, selon l’Organisation mondiale du tourisme (OMT). Une tendance à la hausse, que n’a pas enrayée la pandémie. En 2023, le tourisme international avait déjà retrouvé 88 % de son niveau pré-Covid.
« Le développement économique, la simplification des formalités d’entrée, la multiplication des vols et l’avènement des compagnies low cost ont dopé [cette] croissance. Le digital a également tenu un rôle majeur. S’informer sur les destinations et réserver une chambre d’hôtel ou un billet d’avion n’a jamais été aussi simple », souligne Linda Lainé, rédactrice en chef du magazine L’Echo touristique, dans son livre Voyage au pays du surtourisme (Éd. de l’Aube, 2024).
À lui seul, le tourisme représente le troisième secteur économique mondial après la chimie et les carburants, et soutient 313 millions d’emplois à travers le monde.
Revers de la médaille, cette industrie florissante est à l’origine de 5 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre et entraîne une surconsommation des ressources naturelles, une pollution de l’eau et des sols ainsi qu’une destruction des écosystèmes.
Quantité de villes et villages ont été transformés en décors de carte postale, et les prix de l’immobilier y ont explosé
À cause du surtourisme, quantité de villes et villages ont par ailleurs été transformés en décors de carte postale, et les prix de l’immobilier y ont explosé. De quoi susciter une tourismophobie grandissante.
D’après ADN Tourisme, organisme qui regroupe les offices de tourisme, l’aversion pour les touristes ne touche que 4 % des Européens. Mais ce chiffre grimpe à 8 % dans les grandes villes du continent.
L’Espagne, deuxième destination touristique mondiale après la France, fait figure de cas d’école. À Barcelone, métropole parcourue par plus de 30 millions de visiteurs par an, pancartes et graffitis fleurissent régulièrement sur les murs de la ville pour dénoncer les marées de touristes. Début juillet, des milliers de personnes ont encore défilé dans les rues de la capitale catalane pour réclamer une réglementation plus stricte en la matière.
Politique des quotas
Afin de limiter les effets négatifs de niveaux élevés de fréquentation, les Etats commencent à prendre des mesures. Autrefois tabous, les jauges et quotas commencent ainsi timidement à s’imposer, dans les milieux naturels comme urbains.
Pour accéder à la calanque marseillaise de Sugiton, la réservation en ligne est désormais obligatoire, limitant l’accès à 400 personnes par jour. A Bora-Bora, les navires de croisière de plus de 3 500 passagers ne sont plus autorisés.
Sur l’Everest, devenu une décharge à ciel ouvert, les autorités népalaises ont décidé de limiter les groupes à 15 personnes. Pour atteindre les plus hauts sommets, les marcheurs devront par ailleurs s’acquitter d’une taxe de plus de 10 000 dollars.
Dans le parc Güell, à Barcelone, 400 personnes maximum sont acceptées toutes les demi-heures. Depuis septembre 2023, l’Acropole d’Athènes plafonne elle aussi le nombre de visites quotidiennes. Même chose au Louvre, qui teste depuis l’été 2022 une jauge de 30 000 visiteurs par jour.
Outre les quotas, d’autres pistes sont également à l’essai sur certains lieux pour désengorger les sites les plus visités : appel à des influenceurs pour vanter les mérites de coins délaissés, exploitation des données et de l’intelligence artificielle pour anticiper les flux touristiques, loi pour interdire les locations saisonnières de moins de trente jours comme à New-York, « démarketing », prix plus avantageux le matin, etc.
Pour Vincent Vlès, la meilleure des mesures préventives reste d’éloigner les parkings des lieux touristiques
Mais pour Vincent Vlès, chercheur en aménagement et urbanisme, la meilleure des mesures préventives reste d’éloigner les parkings des lieux touristiques. Au massif du Canigou (Pyrénées), trente ans de concertation ont été nécessaires pour fermer les pistes aux véhicules à moteur et multiplier les sentiers pédestres. D’où que l’on parte, il faut désormais six heures de marche pour arriver au sommet du pic contre une heure et demi avant.
« Cela permet d’améliorer l’expérience du lieu. Avant, tout le monde se retrouvait au pic entre 11h et 16h, maintenant ils l’atteignent entre le lever et le coucher du soleil et arrivent par différents accès », souligne Florian Chardon, directeur du syndicat mixte Canigó Grand Site.
Difficile de renoncer à la poule aux œufs d’or
Lutter contre la saturation des sites touristiques ne date pas d’hier, rappelle Vincent Vlès : « C’est aux États-Unis, dans les années 1960, que les premières mesures ont été prises pour préserver les parcs naturels. A l’époque, des scientifiques ont tenté d’établir des capacités de charge du milieu, soit des seuils de population à ne pas dépasser. »
Ces travaux ont-ils fait florès depuis ? « Pas complètement. La notion de capacité de charge reste taboue. Les humains ne veulent pas entendre parler de quelque chose qui limiterait leur désir », souligne-t-il.
« Si la notion de surtourisme a émergé, ce n’est pas en raison d’une prise de conscience écologique, mais surtout parce que les locaux ne pouvaient plus se loger et que l’expérience de la clientèle s’est dégradée, chose à laquelle les professionnels du secteur sont très sensibles », abonde Charlotte Michel, fondatrice du bureau d’études Usages et territoires.
A Porquerolles, une limite de 6 000 personnes par jour a été introduite parce que les touristes ne supportaient plus de faire la queue pendant des heures
Sur l’île de Porquerolles, une limite de 6 000 personnes par jour a ainsi été introduite en 2021, non pas en raison du risque incendie ou de la dégradation des eaux marines, mais parce que les touristes ne supportaient plus de faire la queue pendant des heures avant de prendre le bateau…
« D’abord opposés à cette mesure, les commerçants du coin ont compris qu’il était dans leur intérêt, à long terme, de limiter la surfréquentation », insiste Vincent Vlès.
Pas facile, cependant, de renoncer à la poule aux œufs d’or, surtout dans les territoires perfusés au tourisme. Les îles Baléares, où il constitue près de la moitié du PIB, ont en fait l’amère expérience.
Avant la pandémie, des mouvements antitouristes s’étaient constitués sur l’île principale de Majorque. Pendant le Covid, leurs prières ont été paradoxalement exaucées puisque les arrivées ont chuté de 87 % en 2020. Mais de nombreuses personnes se sont brutalement retrouvées sans emploi, tributaires des banques alimentaires locales.
Pour beaucoup, la reprise du tourisme international a donc été un soulagement. Mais en 2022, une loi a été adoptée, interdisant d’augmenter le nombre de chambres d’hôtel ou de logements touristiques pendant quatre ans.
Cette mesure risque cependant d’être sans lendemain. A Majorque, il est prévu d’étendre l’aéroport ainsi que le port de Palma. Le surtourisme a de beaux jours devant lui.
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