Mesurer la crise sociale qui vient en Europe
La séquence économique actuelle semble tout droit sortie d’un livre d’histoire sur le début des années 1970 : un conflit aux portes de l’Europe engendre un embargo-représaille sur les énergies fossiles qui débouche sur des politiques de sobriété énergétique contrainte dans les pays visés.
Dans le contexte « stagflationniste » de l’époque du premier choc pétrolier, Arthur Okun invente alors un indicateur qui entend saisir le double malaise social qui s’installe et grandit dans les pays développés, où à des niveaux de chômage élevé s’ajoutent une inflation bientôt galopante (près de 14 % d’inflation en France en 1974, le seuil du million de chômeurs franchi l’année suivante).
Cet « indice de misère » macroéconomique (misery index) qui additionne le taux de chômage et le taux d’inflation n’a depuis lors jamais cessé d’être calculé et recalculé, donnant lieu à une floraison de variantes plus ou moins inspirées ou utiles.
Pour tenter d’éclairer le contexte européen actuel, on peut vouloir de nouveau se prêter à l’exercice, en concentrant cette fois l’attention sur les deux facteurs qui expliquent en grande partie la dynamique des prix à la consommation : l’alimentation et l’énergie. Mais la seule évolution des prix à la consommation de ces denrées ne permet pas d’appréhender leur impact social, on peut donc plutôt se référer à deux indicateurs social-écologiques : la précarité énergétique et l’insécurité alimentaire.
La précarité énergétique est un phénomène multidimensionnel qui ne connait pas de définition unique dans l’Union européenne et dont on considère généralement qu’elle résulte de trois facteurs : la faiblesse du revenu, de mauvaises conditions de logement et des prix élevés de l’énergie.
L’Observatoire européen de la précarité énergétique en retient ainsi 4 indicateurs primaires et 19 indicateurs secondaires tandis que l’Observatoire national de la précarité énergétique met en avant dans son dernier « Tableau de bord » deux indicateurs principaux et une dizaine d’indicateurs secondaires pour en prendre la mesure.
10 % des ménages français étaient en situation de précarité énergétique avant le déclenchement de l’agression russe en Ukraine
Mesurée à l’aune du taux d’effort énergétique, de l’ordre de 10 % des ménages français étaient en situation de précarité énergétique avant le déclenchement de l’agression russe en Ukraine. Un bon indicateur synthétique permettant d’apprécier la situation des différents pays européens est celui que publie Eurostat et qui mesure le pourcentage de la population se disant incapable de maintenir une température adéquate dans son logement.
L’insécurité alimentaire est un phénomène encore plus complexe à définir et mesurer, la FAO en trace ainsi les contours : « Une personne est en situation d’insécurité alimentaire lorsqu’elle n’a pas un accès régulier à suffisamment d’aliments sains et nutritifs pour une croissance et un développement normaux et une vie active et saine. »
La FAO publie ainsi un rapport annuel sur l’état de la sécurité alimentaire et de la nutrition dans le monde, où l’accent est mis sur les pays en développement mais où des données pour l’ensemble des pays sont publiées. On peut bien entendu affiner cette définition et comprendre l’insécurité alimentaire plus largement comme un accès réduit ou culturellement peu acceptable à des denrées alimentaires adéquates (en termes de qualité, de quantité et de sécurité sanitaire) ou à un risque perçu comme important de perdre cet accès.
Selon cette définition, 12 % des adultes, plus jeunes que les autres et en majorité des femmes, se trouvaient en état d’insécurité alimentaire en France au début des années 2010, 7 millions de personnes seraient aujourd’hui concernées par l’aide alimentaire).
En croisant les données d’Eurostat et de la FAO, on peut calculer un indicateur de misère sociale-écologique qui fait la moyenne de la précarité énergétique et de l’insécurité alimentaire (il y a tout lieu de penser que le public concerné se retrouve en partie dans les deux mesures ce qui rend l’addition des deux taux, comme dans le calcul originel d’Okun, peu légitime).
Si on utilise cette métrique comme un indicateur avancé de crise sociale au cours des prochains mois dans les pays européens, on constate que les pays de l’est et du sud se trouvent dans une situation particulièrement vulnérable (y compris l’Italie et l’Espagne) tandis que la situation française n’est pas particulièrement rassurante, notamment du fait de l’importance bien connue de la précarité énergétique (ici seulement considérée du point de vue du logement en laissant de côté la précarité liée à la mobilité) mais aussi de celle de l’insécurité alimentaire, qui se situe à peu près au même niveau (autour de 6,5 % de la population).
Quoi que l’on pense de la pertinence de cet exercice de mesure éminemment perfectible, il paraît en tout cas très difficile de comprendre « le retour de l’inflation » autrement que par le télescopage entre la dépendance aux énergies fossiles d’un côté et la précarité énergétique et l’insécurité alimentaire de l’autre, ce qui doit interroger quant aux remèdes monétaires mis en œuvre et envisagés pour la faire refluer. Il se pourrait qu’au 21e siècle l’inflation devienne partout et toujours un phénomène social-écologique.
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