Michaël Zemmour : « Le gouvernement refuse de chercher d’autres recettes pour financer les retraites »

La réforme des retraites poursuit son parcours législatif au Sénat. Le texte a été adopté en commission des affaires sociales mardi et sera débattu dans l’hémicycle à partir de jeudi. L’occasion pour Les Républicains, majoritaires à la Chambre haute, d’apporter des modifications au projet de loi, notamment sur trois sujets : les trimestres acquis pour la maternité, les carrières longues et les régimes spéciaux.
Un mois et demi après sa présentation par Elisabeth Borne, la réforme a été décortiquée sur toutes les coutures, notamment par l’un des meilleurs spécialistes du sujet, Michaël Zemmour, maître de conférences à Paris-1 et chercheur au Laboratoire interdisciplinaire d’évaluation des politiques publiques (Liepp) de Sciences Po, qui tient également un blog sur le site d’Alternatives Economiques. Dans ce grand entretien, l’économiste revient sur les principaux effets attendus de la réforme à ce stade, et sur les polémiques qui ont émergé, en particulier celles visant le Conseil d’orientation des retraites (COR).
L’étude d’impact du gouvernement montre que les femmes devront rester en moyenne plus longtemps au travail que les hommes. Elisabeth Borne a pourtant répété que la reforme les protégeait et que, malgré l’effort demandé, elles partiraient à la retraite avant les hommes. Qu’en est-il ?
Michaël Zemmour : Toutes les femmes ne sont pas dans la même situation, il faut faire attention à ne pas tomber dans des généralités.
Rappelons qu’aujourd’hui, on observe trois pics de départ à la retraite : à 60 ans pour les carrières longues, 62 ans pour l’âge légal, et 67 ans pour l’âge d’annulation de la décote. Proportionnellement, plus d’hommes partent en carrière longue et on trouve plus de femmes pour les deux autres âges. En moyenne, elles partent donc six mois plus tard.
La tendance est à une lente convergence des âges moyens de départ des deux sexes, selon les projections du COR, parce que les carrières longues sont amenées à être de plus en plus rares et que les carrières des femmes s’améliorant, elles seraient moins nombreuses à partir à 67 ans. Bizarrement, ce n’est pas ce qu’indiquent les documents du gouvernement.
Quoi qu’il en soit, la réforme, si elle venait à être adoptée, décalerait davantage l’âge de départ des femmes, selon l’étude d’impact du gouvernement. Par conséquent, elle retarderait cette convergence des âges moyens de départ.
« Globalement, 60 % des économies immédiates générées par le report de l’âge légal reposent sur les femmes »
Globalement, 60 % des économies immédiates générées par le report de l’âge légal reposent sur les femmes. Plus précisément, celles qui pourraient partir à 62 ans avec les règles actuelles, autrement dit celles qui ont des enfants et une carrière complète, constituent le profil le plus mis à contribution.
Car les personnes qui subissent le plus fort décalage de l’âge de départ sont celles qui devaient partir à 62 ans et différeraient leur départ de deux ans. Or, aujourd’hui, beaucoup plus de femmes que d’hommes partent pile à cet âge, à la fois parce qu’elles ont beaucoup moins accès aux départs anticipés et grâce à « la majoration de la durée d’assurance », à savoir la prise en compte des trimestres pour la maternité et l’éducation des enfants, qui leur permet d’atteindre le taux plein à 62 ans.
Concernant les écarts de pension, la réforme aurait un effet très marginal. Les femmes de la génération 1972 auraient une retraite moyenne représentant 81 % de celle des hommes avec les règles actuelles, 82 % avec la réforme. Pas de quoi se féliciter d’une grande loi d’équité.
Justement, pour éviter que ne s’annule l’effet de la majoration de la durée d’assurance, le Sénat a adopté en commission un amendement des Républicains visant à ce que les femmes ayant une carrière complète et au moins deux enfants bénéficient d’une surcote de 5 % si elles partent à 64 ans. Le ministre du Travail, Olivier Dussopt, s’est dit ouvert à la discussion. Qu’en pensez-vous ?
M. Z. : Avec les règles actuelles, les femmes atteignant le taux plein à 62 ans grâce à la majoration des trimestres qui choisiraient de poursuivre leur carrière et de partir à 64 ans bénéficieraient d’une surcote de 10 %. La proposition des Républicains revient à couper la poire en deux, en réduisant ce gain de moitié.
Ce serait une évolution sensible. Reste à en connaître les contours, à savoir qui elle vise et son chiffrage, afin de déterminer s’il s’agit d’une réelle mesure d’atténuation ou d’un effet d’annonce.
Le gouvernement a déjà fait des concessions sur les carrières longues. Que valent-elles ?
M. Z. : D’abord, précisons un point important : même ceux qui peuvent bénéficier des mesures de pénibilité ou des carrières longues seraient aussi obligés, dans la plupart des cas, de différer leur départ à cause de la réforme.
Pour l’instant, les évolutions concédées par le gouvernement peuvent se résumer de la façon suivante : si vous avez commencé à travailler avant un certain âge et que vous avez réuni toutes vos annuités, alors vous pourrez partir après 60 ans ou après 62 ans. Toutefois, il reste des cas de figure où les personnes devront avoir cotisé 44 ans.
Ces aménagements atténueraient en partie les effets de la réforme, ramenant le décalage de l’âge de départ autour de six mois/un an en moyenne plutôt que d’un an et demi. Ils ne sont pas négligeables pour les personnes concernées, mais restent marginaux par rapport à l’ensemble de la réforme et des économies prévues.
Car les conditions pour être éligibles aux carrières longues sont très restrictives. En pratique, toutes les femmes qui ont eu des interruptions de carrière, ou toutes les personnes qui ont connu des périodes de chômage non indemnisé sont quasiment exclues du dispositif.
Par ailleurs, comme le souligne Patrick Aubert, économiste à l’Institut des politiques publiques (IPP), la plupart du temps, les personnes qui ont exercé des métiers très durs, qui sont en mauvaise santé, parfois du fait de leur activité professionnelle, ne sont pas non plus éligibles au dispositif.
Le gouvernement a été très ambigu sur la promesse d’une pension minimale à 1 200 euros. En quoi consiste cette mesure en réalité ?
M. Z. : Il s’agit d’une revalorisation du minimum contributif, le « Mico ». Ce dispositif assure une pension de base minimale seulement à ceux qui liquident leurs droits sans décote. Il ne concerne donc pas tous les retraités modestes, contrairement à ce que l’on a pu entendre.
Année après année, les pensions des bénéficiaires du Mico se font distancer par les salaires parce qu’il est revalorisé en fonction de l’inflation. Or, la réforme de 2003 prévoyait de fixer le minimum contributif suffisamment haut pour que le cas type d’une personne ayant une carrière complète au Smic à temps complet soit assuré d’avoir une pension à 85 % du Smic net, soit environ 1 200 euros aujourd’hui. L’objectif du gouvernement est de se mettre enfin en conformité avec cette loi.
Parmi les personnes éligibles au Mico, beaucoup bénéficieraient de quelques dizaines d’euros supplémentaires avec la réforme. Pour certaines, ce ne serait pas tout à fait un gain, parce qu’il serait acquis au prix d’un ou deux ans de décalage de leur départ en retraite qui aurait de toute façon rapporté le même montant. Pour d’autres, ce ne serait pas vraiment un gain non plus, parce qu’il serait annulé par une baisse d’autant du minimum vieillesse (Aspa).
« En réalité cette réforme est un projet d’économies très dur qui comporte une mesure sociale très modérée »
Le gouvernement, par sa communication maladroite, et parfois délibérément trompeuse, a voulu se servir de cette mesure pour donner l’impression que sa réforme était équilibrée entre efforts et progrès social, alors qu’en réalité c’est un projet d’économies très dur qui comporte une mesure sociale très modérée.
Emmanuel Macron avait même déclaré que la réforme des retraites était nécessaire pour financer la pension minimale à 85 % du Smic. Pourtant, cela n’a pas de sens sur le plan comptable : cette mesure aurait pu passer dans n’importe quel budget annuel de la Sécurité sociale, elle coûte moins cher que la revalorisation des pensions en fonction de l’inflation par exemple.
Entre la revalorisation du minimum de pension de base aussi pour les retraités actuels, l’élargissement des carrières longues et les potentiels ajustements pour les mères ayant une carrière complète, ces concessions ont un coût. L’objectif du gouvernement d’équilibrer le système à horizon 2030 semble compromis. Faut-il s’attendre à de nouvelles mesures d’économies ou de recettes ?
M. Z. : Pour l’instant, on ne dispose pas du chiffrage de toutes les nouvelles mesures potentielles, il est donc difficile de se prononcer. Mais, en effet, si ces dispositifs que vous évoquez venaient à être adoptés, ils réduiraient sensiblement le montant des économies visé par l’exécutif.
Cela repose la question des objectifs du gouvernement : s’agit-il de faire des économies ? De simplement faire passer une réforme des retraites ? Si la date de retour à l’équilibre est reportée, est-ce que cette réforme était si urgente ? Ne peut-on pas la suspendre et ouvrir une discussion sur l’ensemble des leviers pour résorber le déficit, notamment la recherche d’un surcroît de financement ?
Dans son étude d’impact, le gouvernement écrit qu’une hausse des cotisations serait nuisible à l’emploi, au pouvoir d’achat et à la compétitivité, et qu’une baisse des pensions serait « difficilement acceptable ». A l’inverse, un report de l’âge augmenterait le taux d’emploi et la production. Mais il n’étaye pas ses arguments par une évaluation de l’impact de chacune de ces options sur la croissance, le chômage ou le solde public par exemple…
M. Z. : Le gouvernement évite de regarder en face les effets macroéconomiques de sa réforme. A priori, au cours des dix à quinze prochaines années, on peut s’attendre à ce qu’un décalage de l’âge produise une augmentation assez modérée de l’emploi des seniors, qui s’accompagnerait d’une hausse du chômage pour absorber le surcroît de main-d’œuvre, qui elle-même engendrerait une légère pression sur les salaires des actifs.
Ces effets mis bout à bout aboutissent à un gain très faible en PIB et un peu plus élevé pour les finances publiques, selon les modèles macroéconomiques de l’OFCE et du Trésor. Ces modèles sont-ils fiables pour examiner une réforme des retraites ? Ce n’est pas sûr. Il est dommage qu’une vraie évaluation de la réforme de 2010 n’ait pas été réalisée.
En revanche, il est certain que les arguments souvent avancés par les partisans de la réforme, affirmant qu’elle engendrerait, comme par magie, une hausse mécanique de l’emploi des seniors qui améliorerait d’autant le taux de croissance, sont excessifs et mal documentés. On ne peut pas considérer que le choix de tout miser sur un report de l’âge n’aurait que des avantages, rendrait la France très riche, et n’aurait aucun effet sur le chômage et les salaires.
Concernant les autres mesures, là aussi, le discours n’est pas tout à fait transparent. Par exemple, le choix de baisser le montant réel des pensions nettes a déjà été fait, à la fois par la hausse de la CSG sur les retraités et la sous-revalorisation des pensions. Le gouvernement ne veut peut-être plus actionner ce levier, mais il l’a déjà fait lors du premier quinquennat.
« Dans une tribune, Thomas Piketty a démontré qu’appliquer une CSG de 2 % sur les très très hauts patrimoines rapporterait déjà plus d’argent qu’il n’en faut »
Quant à l’option de chercher des financements pour le système de retraite, il n’y a aucune bonne raison de l’exclure. D’autant que les possibilités sont nombreuses et faciles à mettre en place. Dans une tribune, Thomas Piketty a démontré qu’appliquer une CSG de 2 % sur les très très hauts patrimoines rapporterait déjà plus d’argent qu’il n’en faut. C’est une piste. Autre exemple : une loi se prépare sur le partage de la valeur dans les entreprises, intégrer l’intéressement et la participation dans l’assiette des cotisations produirait également des recettes substantielles. Au sujet de la hausse des cotisations, quand bien même on aurait très peur qu’elle entraîne une hausse du chômage, il suffirait de les concentrer sur les plus hauts salaires.
Si la discussion sur de nouveaux financements s’ouvrait, on débattrait de la façon de les répartir pour minimiser de potentiels effets négatifs sur l’emploi et le pouvoir d’achat des plus modestes. Mais le gouvernement refuse de l’avoir. La réponse la plus claire que j’ai entendue de la part d’un conseiller de l’exécutif est qu’au fond, l’effet recherché de cette réforme est psychologique : si le gouvernement veut qu’à l’international sa politique de baisse des prélèvements obligatoires apparaisse crédible, il ne doit jamais en proposer de nouveaux. Il s’agirait donc davantage d’un effet de signal. On n’est pas loin de la pensée magique.
La réalité, c’est que l’exécutif a choisi de baisser structurellement et de manière déraisonnable les cotisations. Quand il s’agit de supprimer la taxe d’habitation sur la résidence principale à hauteur de 26 milliards d’euros, même pour les ménages les plus aisés, ou les impôts de production sur les entreprises pour 18 milliards d’euros, l’exécutif fait des paris sans réelles études et sans se demander quelles seraient les conséquences sur le chômage, l’emploi et la croissance. Mais lorsqu’il est question d’augmenter de manière très modérée les recettes sociales pour financer le système de protection sociale, tout d’un coup, il s’abrite derrière une fausse prudence.
Au passage, au sujet du pouvoir d’achat, qui est une inquiétude légitime, le gouvernement se garde bien de dire que le décalage de l’âge de départ et l’accélération de la hausse de la durée de cotisation vont supprimer plusieurs dizaines de milliers d’euros de retraites à certaines personnes – sur l’ensemble des pensions qu’elles vont toucher sur leur durée de vie à la retraite – et maintenir plus longtemps des dizaines de milliers d’autres au chômage ou au RSA. Etrangement, le gouvernement fait moins preuve de prudence et de pudeur dans ces cas-là…
Le COR a essuyé beaucoup de critiques, notamment de la part de ceux qui voudraient l’entendre dire que la situation financière est alarmante. Est-ce justifié ?
M. Z. : Peut-être que la meilleure des réformes des retraites en France, c’était la création du COR en 2000 par Lionel Jospin. Ses travaux fournissent une base d’information et de diagnostic, à la fois technique et scientifique, partagée et publiquement accessible. Les chercheuses et chercheurs et, à mon avis, tous les journalistes spécialisés quelle que soit la ligne éditoriale de leur média, passent leur vie dans les documents du COR [on confirme !, NDLR].
« Peut-être que la meilleure des réformes des retraites en France, c’était la création du COR en 2000 »
En plus, il rend transparent toutes ses hypothèses. On peut toujours les critiquer, mais ses projections permettent de se repérer et d’avoir des ordres de grandeur. A leur lumière, on voit bien que les diagnostics d’une supposée « faillite » du système ou les arguments sur une « crise démographique » ne sont pas conformes à la réalité. Il y a des défis, mais ils ne sont pas terrifiants.
C’est pourquoi les attaques dont il fait l’objet, en particulier lorsqu’elles viennent du gouvernement, sont un peu inquiétantes. On ne va pas se mettre à attaquer l’Insee parce qu’on n’est pas satisfait du chiffre du chômage.
Par ailleurs, le COR fournit aussi des scénarios alternatifs, ce que ne fait jamais l’exécutif, et demande à différents instituts de prévisions macroéconomiques quels en seraient, selon eux, les effets.
Tout n’est pas parfait, évidemment, mais en matière de montée en qualité du débat, y compris de formation et d’information des partenaires sociaux, on peut surtout regretter qu’on n’ait pas des équivalents du COR pour d’autres politiques publiques, comme le chômage ou l’environnement.
Les critiques ne sont-elles pas à adresser plutôt au gouvernement, qui a transmis tardivement ses hypothèses économiques et budgétaires, sur lesquelles le COR est obligé de s’appuyer pour bâtir ses projections, et dont certaines sont discutables ?
M. Z. : Même si on peut s’interroger sur tel ou tel aspect, le diagnostic du COR n’est pas très différent de celui de l’année passée ni de la précédente, alors que les hypothèses n’étaient pas exactement les mêmes. Cela donne d’ailleurs confiance dans les projections du COR.
Mais il est vrai que, pour améliorer ses indicateurs, d’une part, et peut-être aussi pour noircir le tableau des retraites, d’autre part, le gouvernement a fait des choix discutables concernant les hypothèses macroéconomiques sur lesquelles le COR est obligé de se fonder pour faire ses projections.
Plus précisément, son hypothèse de chômage semble trop optimiste et, à l’inverse, son hypothèse de masse salariale de la fonction publique est soit beaucoup trop pessimiste, soit elle annonce une politique particulièrement austéritaire dans les prochaines années.
Dans une interview au journal Le Monde, le démographe Hervé Le Bras a estimé que l’hypothèse de mortalité sur laquelle se base le COR était « irréaliste » car trop faible. En réalité, le vieillissement de la population pèserait moins et, sans réforme, le déficit serait « pratiquement résorbé » en 2027. Qu’en pensez-vous ?
M. Z. : La critique d’Hervé Le Bras consiste à dire que, de la même manière que le COR retient plusieurs hypothèses de taux de chômage et de productivité, il pourrait présenter plusieurs hypothèses démographiques, dont certaines lui paraissent plus crédibles. C’est sans doute un point juste, même si la multiplication d’hypothèses rendrait le diagnostic moins facile à lire.
Globalement, selon le COR, le système affichera un déficit modéré dans les années à venir. Et on peut même penser que c’est parce qu’il n’est pas loin de l’équilibre que des petites variations sur n’importe quelle hypothèse, qu’elle soit économique ou démographique, semblent modifier beaucoup les chiffres.
Quoi qu’il en soit, le diagnostic général reste le même : le système n’est pas en danger, mais il faut veiller à son financement et, sans nouvelle mesure, le niveau des pensions par rapport aux revenus des actifs va décrocher sur les vingt ou trente prochaines années. C’est suffisant pour organiser une politique publique, sans sombrer ni dans la dramatisation ni dans la désinvolture.
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